Et si les ratios financiers utilisés aujourd’hui par les entreprises pour mesurer leur performance se révèlaient obsolètes à une époque où l’on peine à distinguer les contours de l’avenir? C’est la question posée par Alain Pillet, Clément Demaurex et Philip Clark dans un essai avant-gardiste intitulé Le Return on Community. Après des parcours professionnels riches et hétérogènes (lutte contre la maltraitance, aide pour les jeunes à entrer dans le monde professionnel, notamment), tous trois travaillent pour la société lausannoise Axiome-Change et sont également enseignants à la HES-SO dans le cadre du CAS Management de la transformation. Entretiens croisés.

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Vous proposez de concevoir des mesures de la performance des organisations à l’aune de leurs capacités à s’adapter aux changements. Pourquoi?
D’un côté, le monde change à un rythme sans précédent, de l’autre, les modèles d’organisation des entreprises datent du début du siècle dernier, nés dans un environnement de division du travail très hiérarchisée. Ces outils ne sont guère adaptés à une économie globalisée, dans laquelle maints secteurs sont confrontés à des évolutions constantes. L’une des premières mesures préconisées consiste donc à déléguer le pouvoir décisionnel «là où les choses se font», en réhabilitant la notion de métier. Car dans un système fortement hiérarchisé, plus on est haut placé dans l’organigramme et moins les informations nous parviennent.

C’est un sentiment connu par beaucoup d’employés, mais est-ce étayé par des études?
Oui, et il en existe beaucoup. Je citerai celle menée par Sidney Yoshida en 1989 sur un constructeur automobile japonais. Il démontre que si 100% des problèmes étaient connus des équipes du terrain, seulement 9% l’étaient de leur manager et 4% des dirigeants! Et en fin de compte, une quasi-impossibilité, pour ces mêmes dirigeants, de prendre les bonnes décisions. Or, en innovation comme partout ailleurs, c’est l’exécution qui compte. Tenter de rendre plus performante une entreprise au travers de restructurations ou de réorganisations organisationnelles menées par le top management se solde par un échec dans 60 à 70% des cas, selon plusieurs études convergentes (Kotter, Miller, McKinsey et IBM Global Study).

Le Return on Community, l’indicateur que vous avez développé, met particulièrement en avant les connaissances empiriques des employés. Pouvez-vous l’expliquer?
Notre conviction, basée également sur l’accompagnement mené auprès de sociétés et organisations en Suisse romande, c’est que ces dernières ne savent pas qu’elles disposent de tout un savoir au sein même de leurs employés. Il s’agit dès lors de faire émerger ces capacités «cachées» dans les plis hiérarchiques de l’organisation. Le Return on Community (ROC) est un indicateur réunissant un ensemble de 14 dimensions qui définissent les capacités de performance à court et à moyen terme, en prenant en compte les personnes, le contexte et les structures. Il mesure la capacité d’une organisation à développer en continu des compétences d’adaptation face aux changements et la revalorisation des métiers au sein de l’organisation en est une composante essentielle.

4% des dirigeants sont informés des problèmes du terrain, selon une étude japonaise menée sur un constructeur automobile.

Quelles sont au juste ces compétences?
Ces compétences ne sont pas seulement d’ordre technique mais aussi relationnel, raison pour laquelle nous avons choisi le terme de «communauté», qui implique le fait de penser les organisations comme des collectifs, avec une dimension d’augmentation des liens entre les membres. Les théories de management ne peuvent être déconnectées des humains concernés. La motivation, le niveau de confiance, la satisfaction ou la coopération, par exemple, sont des valeurs notamment mises en avant par l’holacratie, la sociocratie et l’entreprise libérée, des innovations organisationnelles très médiatisées qui ne se réduisent pas à des toboggans, des tables de ping-pong et des zones de détente. Mais ces valeurs, on peut également les mesurer financièrement; de nombreuses études démontrant que des employés engagés augmentent la productivité de l’entreprise d’en moyenne 12%. En repensant une organisation en termes de communauté et une fois déployé, le ROC a aussi une incidence positive sur les résultats financiers.

Pouvez-vous nous donner des exemples d’entreprises, à l’étranger et en Suisse, ayant mis en place une organisation replaçant les communautés au centre?
Je citerai l’exemple très connu de FAVI, un sous-traitant automobile en Picardie, qui redistribue chaque année 7% du cash-flow à ses 500 employés; le fabricant américain de vêtements Patagonia, qui verse 10% de ses ventes à des ONG et permet à ses 1600 employés de gérer librement leurs horaires; W.L. Gore, le fabricant du tissu Gore-Tex (10 000 employés), où le PDG est élu démocratiquement et les décisions prises par des équipes autonomes de 8 à 12 personnes. Plus proches de nous, nous avons coaché notamment B-Groupe, en Valais, Cisel, à Fribourg, ou l’Hospice Général de Genève dans leurs démarches de construction d’organisations agiles et/ou libérées.

Au fond, face à l’incertitude, vous remettez les humains au centre des entreprises?
En effet. Une entreprise, c’est une société et nous souhaitons y insuffler une vision plus écologique. Car impliquer les personnes pour coconstruire la transformation de l’entreprise et les mobiliser autour d’un projet leur permet d’y adhérer, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on les met devant le fait accompli. Vous seriez surpris comme les gens s’avèrent créatifs lorsqu’ils sont sollicités dans un cadre de sécurité, de réciprocité et de confiance. Pour conclure, je citerai Jean-François Zobrist, ancien patron de FAVI, la société citée précédemment, qui a instauré des mesures d’entreprise libérée dans les années 1980: «Il nous faut désormais abandonner la gestion du certain, science des chiffres, par les chiffres, pour en revenir au management de l’incertain, science des hommes, par les hommes et pour les hommes.»

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Elisabeth Kim