Chaque année, en Suisse, un millier de personnes se donneraient la mort. Sur ce nombre, combien de cas sont liés au travail? Jusqu’à présent, il a toujours été impossible de répondre à cette question. Mais des données seront bientôt disponibles pour la Suisse romande.

En effet, les résultats d’une étude effectuée par l’Observatoire romand des tentatives de suicide (ORTS) et l’Institut universitaire romand de santé au travail (IST) sont en cours d’analyse, indique Stéphane Saillant, médecin-chef du Centre d’urgences psychiatriques et psychiatrie de liaison du Centre neuchâtelois de psychiatrie. L’intérêt de cette recherche, dont la publication est prévue courant 2019, est de fournir une base pour mettre en place des mesures de prévention des suicides liés au travail, précise le médecin.

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Législation identique en Suisse
Il faut savoir que cette catégorie de suicides expose potentiellement les employeurs à des retombées juridiques. La France en est un exemple: tout le monde se souvient de la vague de suicides qui a touché France Télécom entre 2008 et 2009. Pendant cette période, entre 19 et 35 salariés se seraient donné la mort, une douzaine auraient tenté de le faire et un nombre indéterminé auraient souffert de dépression, selon des sources syndicales et judiciaires.

A l’époque, le groupe s’apprêtait à négocier le virage de la privatisation et des nouvelles technologies en supprimant 22 000 postes en deux ans, tout en procédant à 10 000 changements de métier dans le cadre d’un plan de réorganisation considéré comme un «plan social déguisé». L’ex-directeur Didier Lombard avait alors prononcé ces mots malheureux: «Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte.»

Or, en France, le suicide d’un collaborateur fait peser sur l’employeur un risque de condamnation pour «faute inexcusable», en raison d’un manquement à son obligation de protection du personnel. Ainsi, dans un arrêt du 19 mai 2011, la Cour d’appel de Versailles a reconnu la «faute inexcusable» d’un employeur qui n’avait pas «fait preuve de réactivité» face à la dégradation de l’état de santé d’un salarié qui a fini par se suicider sur son lieu de travail.

Qu’en est-il en Suisse? La réglementation n’est pas si différente de celle de la France. «En effet, la loi helvétique stipule que l’employeur doit protéger et respecter, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur, explique la juriste Roxane Zappella, directrice adjointe de la Fédération des entreprises romandes Neuchâtel. Ainsi, non seulement l’employeur doit s’abstenir de toute atteinte à la personnalité du travailleur, mais il a également un devoir d’aide et d’assistance envers son personnel; cette obligation constitue la contrepartie de l’obligation de fidélité du travailleur. Par conséquent, si le suicide d’un travailleur est en lien de causalité naturelle et adéquate avec l’atteinte à la personnalité du travailleur, la famille de ce dernier pourrait théoriquement intenter une action en dommages et intérêts contre l’employeur (en invoquant par exemple une perte de soutien) et/ou lui réclamer une indemnité pour tort moral. En outre, des actions pénales pourraient être envisageables.»

Mais si l’employeur est tenu de manifester les égards voulus pour la santé de son personnel, encore faut-il qu’il soit au courant des difficultés de tel ou tel travailleur. De ce fait, il n’encourt aucune responsabilité s’il n’en a pas été informé et qu’il n’était pas en mesure de les découvrir par lui-même. A moins que le responsable mis en cause ne soit un organe appartenant à la société, relève Roxane Zappella.

Suicide ou accident?
Sur le plan des assurances sociales, en revanche, la réglementation helvétique est très différente de celle de la France. «En Suisse, un suicide n’est pratiquement jamais considéré comme accident au sens de la loi», poursuit la juriste. Ce détail est important, car il détermine le droit à d’éventuelles prestations d’assurance. Rappelons que l’accident se définit comme «toute atteinte dommageable, soudaine et involontaire, portée au corps humain par une cause extérieure extraordinaire qui compromet la santé physique, mentale ou psychique, ou qui entraîne la mort». Pour être considérée comme un accident, l’atteinte doit donc être involontaire et extérieure. Ce qui se conçoit difficilement pour un suicide ou une tentative de suicide…

L’employeur a un devoir d’aide et d’assistance envers son personnel.

Roxanne Zappella, directrice adjointe, FER Neuchâtel

Dans la pratique, ces deux cas de figure sont néanmoins considérés comme des accidents s’il est admis que l’intéressé était incapable de discernement, souligne la Société suisse des médecins-conseils et médecins d’assurances sur son site internet. En outre, la présomption du caractère involontaire de la mort prévaut toujours en l’absence d’indices. Ainsi, seul l’assuré qui n’était pas «totalement incapable de se comporter raisonnablement» au moment des faits n’a droit à aucune prestation d’assurance.

Sous le couvert de l’anonymat, un juriste affirme qu’une «théorie» circulerait de façon informelle dans le milieu des assurances, selon laquelle «les personnes capables de discernement sont celles qui réussissent leur suicide, tandis que celles qui ne sont pas conscientes échouent». Et d’ajouter: «Lorsqu’elles sont obligatoirement assurées par leur employeur contre les accidents, les personnes qui commettent une tentative de suicide ont intérêt à ce que ce soit déclaré comme accident, car l’assurance perte de gain se monte à 80% du salaire en cas d’accident, alors qu’elle n’est pas obligatoire dans l’assurance maladie.»

En France, le nombre de suicides imputables au travail serait compris entre 300 et 400 par année. Toutefois, moins d’une vingtaine seraient officiellement requalifiés en accident professionnel. En fait, les juges français ont longtemps été réticents à faire ce pas. Ainsi, la présence d’un état dépressif antérieur au suicide était de nature à exclure l’hypothèse de l’accident lié au métier.

Cing dirigeants de France Télécom devant les juges
Cependant, à partir des années 1980, ils ont progressivement admis que le suicide commis sur le lieu de travail pouvait être requalifié en accident professionnel. Et, depuis 2007, c’est à l’employeur de prouver à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) que le suicide survenu au travail n’a aucun lien avec l’activité salariée de la personne décédée. Enfin, en 2013, un Observatoire national du suicide a été créé. Sa mission a été renouvelée cet été pour une nouvelle période de cinq ans.

Mais l’affaire des suicides en série survenus chez France Télécom n’a pas fini de causer des remous. En effet, l’été dernier, l’ancien fleuron du service public français s’est retrouvé une nouvelle fois face aux juges dans le cadre de ce dossier, qui remonte maintenant à près de dix ans. Il est cité à comparaître pour «harcèlement moral», un délit passible de 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

Les juges d’instruction ont donc renvoyé en correctionnelle l’entreprise en tant que personne morale, avec son ex-patron Didier Lombard, lequel aurait mené une politique visant à «déstabiliser les salariés», et quatre des anciens dirigeants ou cadres, dont Louis-Pierre Wenes, ex-numéro deux, et Olivier Barberot, ex-responsable des ressources humaines. Dans leur ordonnance de quelque 650 pages, les juges citent une longue liste de pratiques destructrices: «incitations répétées au départ», mobilités «forcées», missions «dévalorisantes», «isolement».

Constitué en partie civile, le syndicat de l’encadrement CFE-CGC s’est félicité de la décision des magistrats, tout en déclarant regretter «que le chef d’homicide involontaire n’ait pas été retenu». Le procès débutera le 6 mai au Tribunal correctionnel de Paris et 21 audiences sont prévues. France Télécom, aujourd’hui Orange, est la première entreprise du CAC 40 à faire l’objet d’une mise en accusation de cette ampleur.

FS
Francesca Sacco