La langue, la narration, le dialogue, ces mots reviennent souvent dans les propos de Mara Harvey. La responsable des grandes fortunes pour l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie chez UBS maîtrise elle-même parfaitement le français, l’allemand, l’anglais et l’italien. Un talent polyglotte qui lui vient de son enfance – elle est née en Grande-Bretagne et a grandi ensuite dans le canton du Tessin. Cette mère de deux enfants, un garçon de 21 ans et une fille de 13 ans, est aussi une passionnée des questions autour de l’égalité, un domaine sur lequel la Britannico-Suisse travaille depuis ses études d’économie politique à l’Université de Fribourg, où elle a effectué des recherches sur la participation des femmes sur le marché de l’emploi.

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Active aussi bien au sein de la banque que dans divers cercles de networking ou de mentoring pour faire progresser la cause des femmes, Mara Harvey publie depuis l’an dernier des ouvrages pour enfants destinés à lutter contre les écarts injustifiés de revenus. Des livres éducatifs, et poétiques, qui permettent aux petites filles d’aborder avec leurs parents les questions liées à l’argent à un âge où la confiance en soi se construit. Une jolie initiative à l’heure où les écarts salariaux entre hommes et femmes sont encore de 19,5% dans le secteur privé et de 16,6% dans le secteur public en Suisse.

Le 14 juin, de nombreuses femmes manifesteront dans toute la Suisse. Que vous inspire cette grève? Allez-vous y participer?
Il s’agit d’un moment très important pour la Suisse. Moi-même, alors que je travaille sur les questions de l’égalité hommes-femmes depuis des décennies, je n’ai réalisé que récemment, en lisant un article, que cela fait seulement une trentaine d’années qu’une femme mariée peut ouvrir un compte bancaire en son nom propre sans l’autorisation de son mari. Le thème de l’égalité est encore très jeune dans notre pays. Et fragile. J’irai certainement manifester, je l’espère avec ma fille, mais nous devons encore en parler ensemble. J’ajouterai que l’égalité n’est pas seulement pour les femmes. Mon souhait en ce jour de grève des femmes: mettre en lumière les obstacles que ces dernières doivent encore surmonter sur le plan économique, mais aussi convaincre de la nécessiter d’instaurer un congé paternité.

Vous avez publié trois livres pour enfants en anglais et un quatrième va paraître en septembre. Qu’est-ce qui vous a poussée à parler d’argent aux petites filles?
Différentes recherches menées en Grande-Bretagne, en Italie, aux Pays-Bas ou en Allemagne ont pu démontrer que les garçons obtiennent en moyenne 10 à 30% de plus d’argent de poche que les filles. Tout débute avec l’argent de poche en matière d’inégalité! Ce constat m’a choquée car, en tant que parents, nous sommes persuadés de traiter nos enfants de manière identique. Mais de manière collective, cette tendance se vérifie. Je me suis rendu compte que tout l’objectif de mon travail, que ce soit en tant que chercheuse à l’université ou à la banque, arrivait quasiment vingt ans trop tard!

Le défi que je me suis lancé en écrivant ces livres était non seulement d’instaurer un dialogue entre parents et petites filles sur l’argent, mais aussi de le faire de manière amusante, avec de jolies illustrations et un texte en rimes qui restent gravées dans l’esprit. Peu importe si votre enfant reçoit de l’argent de poche ou non, si vous lui donnez des sous pour accomplir des tâches ménagères. L’important, c’est de faire passer le message aux fillettes qu’elles ont droit aux mêmes gratifications financières que les garçons et qu’elles doivent le réclamer. De plus, elles acquièrent ainsi des compétences en négociation, dans l’environnement sécurisant qu’est la famille, qui leur seront utiles toute leur vie. Selon d’autres études, la confiance se construit à 5 ans et notre attitude face à l’argent dès l’âge de 7 ans. Je suis convaincue de cette nécessité d’instaurer un dialogue autour de l’argent dès le plus jeune âge.

Est-il vraiment nécessaire de parler d’argent aux enfants de manière si pragmatique?
Votre remarque me fait penser à la réaction de ma fille, lorsqu’elle a lu mon premier livre. Elle m’a dit: «C’est très chouette, Maman, mais je ne comprends pas le sens de ton histoire. Pourquoi une fille gagnerait moins qu’un garçon?» Ma fille, comme beaucoup d’enfants, grandit avec l’illusion que les filles et les garçons sont traités de la même manière et qu’il n’y a aucun problème. Tout comme moi lorsque j’ai commencé ma carrière professionnelle; il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que l’égalité hommes-femmes n’est pas une évidence. Cette naïveté a de bons côtés, mais ignorer qu’il est nécessaire de se battre pour obtenir une égalité, que ce soit dans les salaires ou dans l’obtention d’un poste de dirigeante, se révèle aussi être un handicap pour les jeunes femmes. Lors de mes études à l’Université de Fribourg, mon professeur aimait à répéter que la monnaie n’est pas seulement une transmission de valeur, mais aussi des valeurs. C’est absolument vrai.

Une simulation a montré qu’un écart de salaire de 10% peut conduire à une diminution de fortune de 40% à l’âge de la retraite.

Vous soulignez aussi, de manière plus globale, que la compréhension de l’argent a diminué…
Outre les questions de genre, diverses recherches démontrent que le niveau de compétences financières des gens est aujourd’hui moindre qu’il y a trente ans. En Suisse, seulement 57% de la population comprend les mécanismes de l’argent, tels que l’endettement ou l’inflation. On pense, à tort, que l’éducation autour de l’argent se fait au sein de l’école, alors que bon nombre de jeunes ne savent pas remplir leur déclaration d’impôts en quittant le foyer. Or, nos sociétés ont plus que jamais besoin de personnes capables de comprendre et d’optimiser leurs finances. Pensez aux défis économiques posés par l’allongement de vie et le financement des caisses de pension. Et à l’heure de la gig economy et de l’engouement pour la création d’entreprise, avec toutes les questions de gestion et de 2e et 3e piliers que cela inclut, l’éducation à l’argent est devenue encore plus importante.

Vous avez également publié l’an dernier un livre qui s’intitule «Women and Risk» (en allemand). Les risques financiers sont-ils perçus différemment selon que l’on est une femme ou un homme?
Ce livre est le résultat de cinq ans de recherches sur les différences entre les hommes et les femmes en matière de risque, une notion généralement associée à la volatilité des marchés. J’ai souhaité aller au-delà du stéréotype «les femmes prennent moins de risques que les hommes» et analyser toutes les facettes de la prise de risques financiers. Il est vrai que si on analyse les investissements des fortunes au niveau macroéconomique, on constate que les femmes ont tendance à prendre moins de risques dans la gestion de leur portefeuille.

Mais ce n’est pas dû à la génétique. Il faut prendre en compte tous les aspects éducationnels, culturels et sociaux, comme le travail à temps partiel, les écarts salariaux, les périodes de discontinuité professionnelle et l’espérance de vie. Il nous faut ouvrir notre perception sur la notion de risque financier et comprendre pourquoi les femmes l’abordent différemment. Une simulation a montré qu’un écart de salaire de 10% peut conduire à une diminution de fortune de 40% à l’âge de la retraite! Les femmes ont besoin de conseils adaptés, qui les aident à optimiser leur fortune en prenant en compte les risques spécifiques auxquels elles sont confrontées.

Les femmes pèsent pour 40% de la fortune mondiale. Qu’est-ce que cela signifie pour la branche de la finance?
Une étude du Boston Consulting Group avait mis en lumière que les services financiers proposés aux femmes étaient peu adéquats: 65% des femmes interrogées se déclaraient incomprises par leur banquier. Cela signifie que la branche a besoin d’une transformation profonde. Il ne suffit pas de développer une approche marketing ciblée pour les femmes, car les femmes ne sont pas un segment. Il faut introduire une perspective féminine à chaque étape de la chaîne de valeurs. Et au-delà du débat homme/femme, il s’agit surtout pour les établissements financiers d’individualiser le dialogue, les approches et les services à leur clientèle.

On parle donc si différemment d’argent selon que l’on s’adresse à un homme ou à une femme?
Des recherches menées en Suède sur le venture capital ont mis en évidence que l’agence gouvernementale chargée d’octroyer des fonds aux start-up ne posait pas le même type de questions aux hommes et aux femmes. Les premiers avaient droit à des demandes plutôt offensives, du type «Comment allez-vous conquérir des parts de marché?» alors que les questions adressées aux femmes s’avéraient plus défensives («Comment allez-vous vous défendre face à la concurrence?»).

Autre étude: une analyse des médias britanniques et de leur manière de parler d’argent. Dans environ 80% des cas, l’argent était associé au pouvoir pour les hommes et aux dépenses pour les femmes… On le voit: la narration autour de l’argent reste encore très stéréotypée.

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Les livres de Mara Harvey sont disponibles sur Amazon.
© DR

Mara Harvey sera présente à la conférence LeaderCircle ASC-PME Magazine le 17 juin sur le thème «Egalité: la Suisse en marche». 


Bio express

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40% de la fortune mondiale est détenue par des femmes. Une majorité se déclare peu satisfaite desprestations bancaires.
© Stéphanie Liphardt

1982 Déménagement de l’Angleterre au Tessin avec sa famille.
1990 Entame ses études à l’Université de Fribourg.
2000 Début de sa carrière dans la finance.
2012 Commence à travailler sur la diversité des prestations bancaires proposées aux femmes.
2018 Publication des livres pour enfants («A smart way to...») et de l’ouvrage «Women and Risk».

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Elisabeth Kim