L’Association suisse des esthéticiennes avec CFC compte environ 300 membres. Nombre d’hommes: zéro. Ce n’est pas que la profession leur soit fermée. Mais la gent masculine s’intéresse surtout à la vente et au travail technique avec les appareils d’esthétique, explique la présidente, Chantal Volck. De plus, les clientes sont pudiques et préfèrent le contact féminin pour leurs soins de beauté. De manière révélatrice, l’association utilise quasi exclusivement le féminin sur son site internet: ainsi, sa création serait le fruit de «la rencontre de femmes passionnées d’esthétique, toutes esthéticiennes qualifiées et professionnelles de la beauté».

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Le bilan n’est pas fondamentalement différent pour l’Association suisse des conseillères et conseillers en image, couleurs et styles de mode, à Réchy (VS). Sur 170 membres, elle ne compte que quatre hommes. «Nous ne sommes pas vraiment satisfaites de la situation, mais c’est une profession qui attire surtout les femmes. Cela dit, les choses sont en train de changer. Nous avons de nouveau un homme qui s’est inscrit pour la formation qui vient de commencer», se réjouit Déborah Vergères, secrétaire romande. Les mentalités vont devoir évoluer encore un peu et cela prend du temps, estime-t-elle.

Les hommes discriminés, vraiment?

Même constat pour l’association professionnelle Swiss Dental Hygienists, qui rassemble 2134 membres, dont 26 hommes. Sur son site, le substantif «hygiéniste» est systématiquement employé au féminin. L’hygiéniste dentaire est donc «une professionnelle de la médecine dentaire» et «elle a pour mission d’expliquer, d’informer et de sensibiliser ses patientes» (ce mot est également mis au féminin). Toutefois, le nombre de candidatures masculines est en progression. Sandy Barroso Deillon, présidente de la section romande, estime qu’«il serait favorable d’en avoir davantage, sans toutefois en faire une priorité».

La rareté des hommes dans ces professions masquerait-elle des discriminations à l’embauche? Une étude non publiée, effectuée par l’Institut de pédagogie curative de l’Université de Fribourg, révèle une «exclusion totale des jeunes hommes» dans les emplois d’assistants dentaires ou médicaux. Leurs candidatures sont délibérément écartées – ironiquement, surtout par les dentistes et les médecins masculins. Ces derniers se justifient en invoquant en premier lieu de possibles perturbations au sein de l’entreprise. Ils craignent que «les relations de travail hiérarchisées ne puissent plus fonctionner si les hommes, qui sauraient moins bien se comporter en subalternes, se retrouvent dans une position inférieure», peut-on lire dans l’étude...

On estime que ce n’est pas vraiment se comporter en homme que de s’occuper de petits enfants. Mélanie Battistini, Le 2e Observatoire

La présence d’un assistant médical pourrait également susciter davantage de «demandes d’explication» de la part des patients. Les dentistes et les médecins interrogés expriment des réticences à laisser un homme occuper une position subalterne et sans perspective de carrière, mais cela ne les gêne pas de le faire avec le personnel féminin. Les chercheurs soulignent que ce genre de discours est «difficilement justifiable». Certains sondés s’en seraient d’ailleurs rendu compte par eux-mêmes lors de l’enquête.

Une petite enquête s’impose pour savoir s’il existe des discriminations envers les hommes. Surprise: sur les banques de données en ligne de la Conférence romande de l’égalité et de son homologue alémanique, moins de deux minutes suffisent pour trouver une demi-dizaine de plaintes. Mais elles ont quelque chose de déconcertant.

Le premier cas est fribourgeois. Il s’agit d’un professeur qui tombe sur une annonce pour un poste de maître assistant en droit public. Le texte précise clairement: «En raison des critères fixés par le programme de relève universitaire, seules des candidatures féminines peuvent entrer en ligne de compte pour l’occupation du poste.» Nullement refroidi, l’intéressé postule. Sa candidature n’est pas prise en considération. Il demande une décision formelle et le doyen de la faculté lui confirme, par écrit, que le poste est réservé aux candidatures féminines.

1 franc de dédommagement

Plainte est déposée. Les juges statuent que les quotas féminins reposent sur une base légale. L’affaire se termine devant le Tribunal fédéral, qui condamne l’université à verser au plaignant 1 franc à titre symbolique pour discrimination à l’embauche. Car l’obligation de traduire l’égalité dans les faits par des moyens pouvant inclure des mesures positives en faveur des femmes n’efface pas l’interdiction de discriminer en raison du sexe. Autrement dit, il ne faut pas confondre les quotas «souples», qui donnent la préférence aux femmes pour autant que leurs qualifications soient pareilles à celles des hommes, et les quotas «rigides», qui leur accorderaient la préférence indépendamment de toute autre considération.

Le second cas est zurichois. Un homme postule un emploi d’assistant dans une succursale d’une entreprise de construction. Il est recalé, car on recherche une femme. Devant l’autorité de conciliation, il invoque une discrimination en raison du sexe et exige une indemnité de 16 500 francs. L’entreprise se justifie en disant qu’elle aimerait augmenter la proportion de femmes dans ses effectifs; au demeurant, le personnel de la succursale concernée est entièrement masculin. L’intéressé retire sa demande, «satisfait de ce raisonnement».

Pas d’hommes dans les sex-shops

Le troisième cas est presque un copier-coller. Il s’agit d’un employé de commerce qui se voit barrer la route vers un poste à 50% dans une petite entreprise bâloise. L’employeur fait valoir son désir d’augmenter la proportion de femmes dans son personnel à prédominance masculine. L’affaire sera réglée à l’amiable, moyennant versement d’une indemnité de 750 francs au requérant.

Autre exemple, à Zurich cette fois. Un vendeur postule dans un sex-shop. L’entreprise lui répond qu’elle n’engage que des femmes. Outré, il proteste. L’employeur, convoqué en conciliation, justifie sa politique de recrutement par le fait que son assortiment est surtout constitué de sous-vêtements féminins et que la clientèle ne souhaite pas particulièrement être conseillée par des hommes. Il s’excuse du fait que sa lettre ait pu donner l’impression qu’il s’agissait d’une discrimination et promet de se montrer plus délicat à l’avenir. Le requérant s’estime satisfait de ces éclaircissements et l’affaire se termine là.

Le dernier exemple est genevois. C’est un médecin dont la candidature n’a pas été proposée par le rectorat de sa faculté pour un poste de professeur ordinaire. Il réclame des explications. On lui répond qu’il ne peut se prévaloir ni de titres académiques, ni d’activités de recherche, ni de publications scientifiques d’importance notable, contrairement à l’éminente doctoresse que la faculté a décidé de soutenir. Il remonte jusqu’au Tribunal administratif fédéral, qui renvoie le plaignant à ses études.

Si l’on élargit un peu la recherche pour regarder ce qui se passe à l’étranger, par exemple en France et en Belgique, on observe la même tendance. Depuis que les quotas sont entrés dans le vocabulaire des recruteurs, tous les éconduits ne se privent pas de protester devant les tribunaux, et les entreprises qui ont tenté d’appliquer un peu trop ostensiblement la promotion de la diversité ont appris à leurs dépens qu’il valait mieux faire preuve de discrétion. Ces plaintes seraient «loin d’être isolées», selon le Tribunal du travail de Louvain, qui a condamné l’année dernière encore un magasin de vêtements à verser 13 000 euros de dommages et intérêts à un vendeur clairement évincé en raison de son sexe.

«Bienheureux minoritaires»

Pour faire avancer l’enquête, Nicolas Zogg, porte-parole de l’association suisse Männer.ch, qui regroupe une vingtaine d’organisations militant pour l’égalité des sexes du point de vue masculin, a lancé un appel à témoignages sur Facebook. Personne ne s’est manifesté. Nicolas Zogg voit plusieurs explications possibles. «Faire l’objet d’une discrimination signifie être dans une position de faiblesse. Ce n’est pas facile à admettre pour un homme. Les discriminations à l’égard des hommes au travail ne sont pas courantes et, quand il y en a, elles sont assez subtiles. Par exemple, d’après les conversations que j’ai pu avoir, il est vraiment difficile pour un homme, même avec enfants, d’avoir une chance d’être engagé à temps partiel; on le soupçonne aussitôt de manquer d’ambition professionnelle, alors que les femmes sont les bienvenues. Un autre exemple typique, ce sont les métiers de l’enfance: les hommes sont fréquemment confrontés à des préjugés et même à un a priori de méfiance. Donc, on ne les autorisera peut-être pas à changer les couches d’un bébé en l’absence d’un témoin, par crainte d’abus sexuels.»

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Gwenaël Gueit, sage-femme à la maternité des HUG, accompagne avec bonheur les futurs parents.
© Stéphanie Liphardt

«Les hommes qui intègrent des professions dites féminines peuvent être victimes de soupçons d’homosexualité ou d’une crainte de la pédophilie, surtout dans les milieux de la petite enfance», confirme la sociologue Mélanie Battistini, cheffe de projet à l’Institut de recherche et de formation sur les rapports de genre, Le 2e Observatoire, à Genève. «D’une manière générale, la virilité d’un homme qui s’intéresse à un métier féminin paraît suspecte. On estime que ce n’est pas vraiment se comporter en homme que de s’occuper de petits enfants. D’où un fréquent sentiment de malaise chez les hommes.»

Par ailleurs, il s’instaure souvent, presque naturellement, une répartition du travail qui laisse aux hommes les tâches décisionnelles en déléguant aux femmes le changement des couches et l’accompagnement de ces chères têtes blondes aux toilettes.

Résultat, les hommes qui se hasardent dans une profession dite féminine finissent souvent par monter en grade. «C’est vrai, on a tendance à les retrouver quelques années plus tard dans des postes à responsabilité», confirme Colette Fry, directrice du Bureau de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes et de prévention des violences domestiques (BEPV), à Genève. Ce phénomène porterait un nom: l’ascenseur de verre. L’expression, introduite par la sociologue américaine Christine L. Williams en 1992, désigne la voie rapide qui s’offre aux hommes pour atteindre le sommet de la hiérarchie dans les métiers à prédominance féminine. Il s’oppose au plafond de verre auquel se heurtent les femmes qui veulent faire carrière dans les autres professions.

Temps partiel pour les femmes

Ironiquement, l’ascenseur de verre fonctionnerait même pour les hommes qui n’ont pas spécialement envie de gravir l’échelle sociale: qu’ils le veuillent ou non, leur statut minoritaire tournerait à leur avantage. Dans les études, ils ont tendance à décrire «des contextes de travail bienveillant, où leur présence est recherchée», selon Mélanie Battistini. L’idée selon laquelle l’homme et la femme sont complémentaires leur vaudrait d’être bien accueillis, car les qualités qui leur sont imputées dans l’inconscient collectif sont celles des leaders: force, autorité, ambition... Certains chercheurs parlent de «bienheureux minoritaires» qui «expérimentent tous les bienfaits d’une position visible» en polarisant l’attention. En fin de compte, la sous-représentation des hommes dans les professions féminines ne résulterait pas de discriminations, mais d’une réticence de leur part à embrasser des métiers peu valorisés et – au moins de prime abord – peu valorisants pour eux.

Pour ce qui est des emplois à temps partiel, les discriminations à l’embauche envers les hommes sont bien réelles. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: plus de 58% des femmes professionnellement actives travaillent à temps partiel, contre environ 17% des hommes, souligne Séverine Rey, professeure à la Haute Ecole de santé Vaud (HESAV). Même constat dans le secrétariat: «Les employeurs auront plus de mal à penser ce genre de poste pour un homme, car ils estimeront que les capacités requises lui feront défaut, ou qu’il s’ennuiera. Il y a des exceptions pour les postes de réceptionniste, si l’employeur craint que certains clients se montrent agressifs», précise Mélanie Battistini.

Dans ce cas-là, les hommes sont soudainement appréciés! Enfin, ceux-ci sont globalement plus souvent soumis à des conditions de travail pénibles: horaires nocturnes, tâches physiquement astreignantes, exposition à des produits toxiques, etc. De ce fait, ils sont plus fréquemment victimes d’accidents professionnels.

FS
Francesca Sacco