Plus de 12 000 places d’apprentissage étaient encore inoccupées à la veille de la rentrée scolaire, selon une enquête de la NZZ am Sonntag. A la même période en 2018, elles se montaient à 14 000. La filière de la formation professionnelle subit-elle un désamour des jeunes? «Globalement, le nombre d’apprentis reste stable, répond Rémy Hübschi, vice-directeur du service de la formation professionnelle et continue du Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri). Mais les disparités entre les secteurs, les genres et les régions linguistiques sont frappantes.»

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Véritable fierté nationale, ce système de formation duale attire 75 000 jeunes tous les ans, soit presque deux jeunes sur trois. Sauf qu’en Suisse romande et au Tessin, près de 60% des jeunes hommes préfèrent l’option gymnasiale à la formation professionnelle, et environ 50% des jeunes filles. Les apprentissages les plus convoités actuellement concernent ceux du secteur du commerce, du numérique, de la santé et du social. Les métiers de l’hôtellerie, de l’industrie et des métiers de bouche comme la boulangerie ou la boucherie sont de plus en plus boudés par les écoliers.

Benoît Vionnet a commencé son apprentissage l’année dernière à la Boucherie du Tilleul, à Prilly (VD). «J’aime la viande, la travailler et la transformer en produits de qualité, explique le Lausannois de 16 ans. Certains de ma génération trouvaient mon choix étrange, montraient presque du dégoût mais je trouve qu’ils jugent trop vite. Boucher est un très beau métier, qui a de plus l’avantage d’avoir encore des places d’apprentissage disponibles, contrairement à d’autres voies!»

Chute de prestige

«Le métier n’est pas perçu comme très sexy par les jeunes, concède Markus Roten, promoteur de la relève auprès de l’Union professionnelle suisse de la viande (UPSV). Mais la société doit être consciente qu’il y aura bientôt une pénurie de bouchers, ce qui entraînera la disparition d’un véritable savoir-faire artisanal.» (lire encadré) Le secteur de l’industrie est lui aussi confronté à ces difficultés: une entreprise sur quatre souhaiterait engager, mais deux tiers d’entre elles ne trouvent pas la main-d’œuvre qualifiée, selon un sondage publié cette année par le cabinet Ernst & Young. «Les entreprises sont alors parfois contraintes d’engager de la main-d’œuvre étrangère, alors que nous préférerions encourager nos jeunes, déplore Philippe Cordonier, responsable romand de Swissmem, l’association faîtière de l’industrie des machines.

Pour ces deux secteurs, ce désintérêt s’explique par le fait que «les jeunes ne veulent pas d’un métier pénible avec des horaires de week-end ou de soirée, estime Christophe Nydegger, chef du service de la formation professionnelle du canton de Fribourg. Dès la fin de l’école obligatoire, les écoliers peuvent choisir une des 230 formations d’apprentis proposées. Devant ce vaste choix, les métiers physiques souffrent d’a priori négatifs.» Le choix de l’orientation tend également à se complexifier avec l’augmentation des exigences, complète Véronique Claivoz, psychologue conseillère en orientation au cycle de Saint-Guérin à Sion: «Certaines branches demandent désormais la réussite d’un examen d’entrée, ce qui complique l’accès aux apprentissages.»

60% des jeunes romands préfèrent l’option gymnasiale - 50% pour les jeunes filles.

La filière de l’apprentissage souffre d’une chute de prestige, notamment aux yeux des parents, selon l’association pour la formation Aprentas. Or ces derniers influencent à près de 90% le choix d’orientation de leurs enfants, d’après le «baromètre des transitions» réalisé par le Sefri. «Les parents les plus difficiles à convaincre sont ceux d’origine étrangère et ceux qui ont eux-mêmes suivi un cursus universitaire, explique Christophe Nydegger. Ils ne connaissent pas forcément cette filière et encore moins les débouchés vers l’université.»

L’autre pression ressentie par les adolescents provient de leurs amis. «On constate aussi que les choix sont largement dictés par les jeunes entre eux. La voie gymnasiale ou certains métiers bénéficient d’une meilleure image que d’autres.» Pour Véronique Claivoz, «il n’est pas facile pour les jeunes de choisir un métier à 14 ou 15 ans. J’essaie avec eux de contrer les fausses croyances sur le monde professionnel: le choix d’un métier est rarement un coup de foudre mais plutôt un processus qui se construit, souvent sur du long terme.» La psychologue explique ainsi que plusieurs métiers peuvent plaire et qu’il est difficile d’avoir un avis définitif. «Aujourd’hui, on ne choisit plus une profession pour la vie. Aussi bien les voies scolaires que les voies professionnelles par apprentissage donnent des bases solides pour entrer dans l’économie et permettent d’ouvrir des portes vers des études supérieures ou d’autres spécialisations. Tout reste envisageable.»

Pour Christophe Nydegger, du service de la formation professionnelle du canton de Fribourg, ce désamour est provisoire. «Le nombre de contrats d’apprentissage par canton reste relativement fixe. Avec la croissance démographique de la Suisse, la surabondance de places d’apprentissage sera bientôt de l’histoire ancienne.»

Opération séduction

La Confédération souhaite toutefois agir rapidement. La valorisation des différentes voies de formation fait ainsi partie des objectifs du projet «Formation professionnelle 2030». Ce dernier anticipe les futures modifications du marché du travail comme «la numérisation, la mondialisation et l’augmentation de la flexibilité professionnelle», détaille Christophe Nydegger. Tout le monde a son rôle à jouer, les parents mais surtout les associations professionnelles, qui doivent faire la promotion de leurs métiers auprès des jeunes.»

Les associations tentent aussi de valoriser leur image. Par exemple, la branche carnée mise sur la promotion «dans les salons des métiers, dans les cycles d’orientation et sur les réseaux sociaux», explique Markus Roten, promoteur de la relève auprès de l’Union professionnelle suisse de la viande. D’autres, comme Swissmem, tentent aussi d’attirer la gent féminine dans l’industrie des machines par des stages réservés aux femmes ou encore par le groupe de réseautage SwisswoMEMclub (lire encadré). «L’industrie n’est pas réservée aux garçons, soutient Philippe Cordonier. Nous avons besoin de la main-d’œuvre féminine mais, pour cela, nous devons changer les idées reçues sur le métier.»


Les métiers de l’industrie des machines souffrent d’une image démodée

Le secteur souhaite montrer la modernité de ses métiers pour attirer la relève, notamment féminine.

L’industrie des machines peine à recruter des apprentis. Cette année, environ 8% des places sont restées vacantes. «Le métier garde une image démodée, loin de la réalité actuelle, regrette Philippe Cordonier, responsable romand de Swissmem, l’association faîtière de l’industrie des machines. Aujourd’hui, notre secteur fonctionne sur les nouvelles technologies comme du dessin avec de la réalité augmentée ou de la robotique collaborative. Lorsque les jeunes viennent voir les usines, ils sont souvent émerveillés par toutes les perspectives possibles.»

De fait, l’association tente de convaincre les adolescents par des actions sur les réseaux sociaux comme l’initiative de promotion Bepog (be part of the game ou «fais partie du jeu») et des interventions dans les classes. «L‘objectif est de présenter le métier de manière originale et de montrer la modernité des machines afin qu’ils osent se lancer dans cette voie.»


Boucher: l’accent sur la proximité et l’artisanat

Pour redorer leur image, les bouchers misent sur le savoir-faire artisanal de leur profession.

Il y a trente ans, il existait plus de 2000 boucheries artisanales en Suisse. Un chiffre qui a été divisé par deux depuis. Pour autant, l’Union des professionnels suisses de la viande (UPSV) estime que la Suisse aurait besoin de 400 nouveaux apprentis bouchers-charcutiers par année, alors qu’en 2019, ils étaient seulement 200 à avoir commencé cette formation. La profession souffre d’un déficit d’image auprès des adolescents dû notamment aux scandales d’abattoirs maltraitant des animaux. «Globalement, les jeunes ont moins envie d’avoir les mains sales et un travail astreignant qui implique de se lever très tôt, déplore Markus Roten, promoteur de la relève chez l’UPSV. Les intéressés sont souvent des amateurs de la chasse, d’agriculture ou ceux dont un membre de leur famille est déjà dans la profession.»

Autre problème: les Suisses se détournent de la viande. En 2019, ils étaient 14% à se déclarer végétariens, soit six fois plus qu’en 1997 selon l’association Swissveg. Pour Markus Roten, l’accent doit être mis sur la proximité et l’artisanat. «Etre boucher, ce n’est pas seulement tuer des bêtes, c’est surtout un savoir-faire. Les clients demandent aujourd’hui plus de durabilité et de transparence. Or pour obtenir une viande bien préparée, il faut une bête bien traitée, et cela nécessite une bonne formation.»

AM
Audrey Magat