Dérèglement environnemental, nouvelles technologies et mutations sociopolitiques, jamais l’être humain n’aura été confronté à autant de changements structurels majeurs qu’aujourd’hui, rendant par conséquent les contours du futur bien difficiles à cerner. «Demain est plus que jamais une mer d’incertitude», écrit ainsi Christian Clot dans son dernier ouvrage*. L’homme a parcouru – à pied, en kayak, à ski-pulka – les territoires les plus inhospitaliers de la planète: le désert iranien de Dacht-e Lout et ses températures pouvant atteindre plus de 65°C, les monts de Verkhoïansk en Sibérie orientale (jusqu’à -60°C), la forêt amazonienne du Brésil et ses 100% d’humidité ou encore les canaux froids et humides de Patagonie.

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Le Franco-Suisse, qui se consacre depuis vingt ans à l’exploration scientifique des milieux extrêmes, ne cesse de s’interroger sur les interactions entre l’homme et son environnement, ainsi que ses capacités à s’adapter dans des conditions inhabituelles et hostiles. En 2015, il fonde le Human Adaptation Institute à Paris, qui permet de mener pour la première fois des études sur l’adaptabilité cognitive in situ, en collaboration avec des laboratoires de recherche renommés en Europe, dont, notamment, le Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Université de Genève. C’est là que Christian Clot s’exprimera le 31 mars lors d’une table ronde consacrée à l’exploration du changement et organisée par la formation continue de l’Unige**.

PME: Votre parcours de vie est atypique: après des études d’art dramatique au Conservatoire de Lausanne, un master en géographie à l’Université Paris X-III et avoir exercé en parallèle une dizaine d’années les professions de comédien et de cascadeur, vous êtes depuis une vingtaine d’années explorateur scientifique. Racontez-nous…

Christian Clot: Je suis en effet explorateur mais aussi directeur du Human Adaptation Institute, fondé en 2015, mais dont les travaux ont commencé bien avant, en 2005 déjà. Notre démarche était alors inédite. Alors que les recherches sur le cerveau étaient menées en laboratoire, dans des conditions de simulation et le plus souvent sur des souris, nous étions les premiers dans le monde à étudier l’humain dans des situations réelles. A l’époque, nombre de scientifiques ne me prenaient pas au sérieux, car ils considéraient que pour mener une étude valide il fallait isoler les paramètres. Or, à force d’isoler les paramètres, on crée d’énormes biais. Je voulais étudier la vraie vie, en quelque sorte, et évaluer comment le cerveau et le corps humains réagissent dans des situations extrêmes, comme c’est le cas lors de ces expéditions dédiées à la recherche scientifique.

Vous prévoyez de partir fin septembre en compagnie de 20 personnes dans le cadre de votre programme Adaptation. Pouvez-vous nous en dire plus?

Le cycle d’expéditions scientifiques appelé Adaptation a démarré en 2016 et se questionne sur la façon dont l’humain trouve des solutions adaptatives quand il est soumis à des conditions de vie nouvelles et complexes. Jusqu’ici, nous avions mené des études sur des individus isolés ou en très petits groupes et en avions tiré un faisceau de présomptions. Aujourd’hui, il s’agit de finaliser cette phase de recherche sur des groupes de plus grande importance. Vingt personnes ont été sélectionnées au cours de ces derniers mois, soit dix hommes et dix femmes. Ces personnes sont issues de toutes les catégories socioprofessionnelles et viennent de toute l’Europe. Seule condition: qu’elles parlent français.

Dès fin septembre, j’accompagnerai ce groupe pour quatre expéditions successives de trente jours chacune, dans un désert, dans la forêt amazonienne, en Sibérie orientale et en Patagonie. Ce groupe sera totalement isolé, sans aucun moyen de communication avec son entourage, et sera ainsi obligé de trouver des solutions par lui-même.

A force d’isoler les paramètres en laboratoire, on crée d’énormes biais. je voulais étudier la vraie vie, en quelque sorte.

Comment ces expéditions sont-elles entourées scientifiquement?

Ce groupe sera soumis à un protocole de recherche très vaste, auquel participent une quarantaine de chercheurs internationaux dans une douzaine de domaines scientifiques. En ce qui concerne la Suisse, nous collaborons avec le Campus Biotech, le Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Unige et le CSEM pour les développements techniques, comme les capteurs. Concrètement, nous emportons un certain nombre d’appareils sur le terrain qui mesureront les évolutions cognitives ainsi que l’ensemble des autres marqueurs physiologiques (cardiaque, épigénétique ou stomacal notamment).

De plus, avant et après chaque mission, les participants passeront un IRM en laboratoire. D’autres observations seront menées, via notamment des exercices de prise de décision, dans le but d’étudier comment le système hiérarchique social (collaboration, leadership…) se crée dans des situations extrêmes. Pourquoi quatre expéditions successives? Parce que si tout le monde est capable d’affronter une situation de stress intense, l’être humain est moins apte à résister ou à se préparer aux crises qui se succèdent ou qui durent longtemps. En comprenant mieux les mécaniques cognitives et physiologiques, on aimerait pouvoir renforcer ces capacités.

Ces expéditions ont en effet comme mission d’en tirer des enseignements pour la vie quotidienne de chacun, notamment dans les entreprises…

Oui, elles permettent de mieux comprendre comment l’être humain est capable de s’adapter face à un environnement nouveau et cette problématique intéresse en effet fortement les entreprises, soumises aujourd’hui à des changements rapides et profonds. Je donne pas mal de conférences ou de formations dans des entreprises et je constate qu’elles font beaucoup appel à des coachs ou à des consultants qui se cantonnent souvent à de la théorie. Or je suis persuadé qu’il faut avoir vécu et ressenti des difficultés réelles pour apporter des solutions très concrètes aux entreprises.

Par exemple, je vais leur montrer comment les émotions influencent les décisions, même dans un contexte «technique» comme des crises financières. Dans 80% des cas, la crise provient d’une communication erronée. Je vais donc leur parler du cerveau, comment celui-ci peut nous amener à faire des erreurs énormes dans des moments de stress intense et comment les éviter en comprenant mieux son fonctionnement.

Les observations issues de vos expéditions permettent donc aussi de donner des clés aux entreprises pour s’adapter aux changements?

Je me méfie des solutions réductrices. Je dirais que j’accompagne les entreprises à développer leur appétence adaptative en faisant interagir leurs collaborateurs lors d’exercices de cas pratiques. Je leur montre comment un problème a été résolu sur le terrain, mais cela ne veut pas dire que c’était la seule solution possible. A eux de faire leur propre chemin. Il n’y a pas de réponse toute faite pour s’adapter aux changements. Par contre, il existe certaines constantes que l’on a pu observer. Ainsi, plus les situations sont compliquées dans les entreprises, plus les gens se refusent à la détente. C’est une erreur majeure. Le cerveau est capable de fonctionner pendant un temps précis.

En ne laissant pas leur cerveau se reposer, les gens prennent de mauvaises décisions. Deuxième constat: le refus d’écouter sa peur, qui est pourtant un formidable outil d’alerte afin de ne pas prendre des décisions risquées. Enfin, face à un changement, l’être humain a tendance à se fixer des objectifs erronés, souvent à court terme et fonctionnels par rapport à la difficulté à laquelle il est confronté. Dans les cas des entreprises, elles mettent en place des process.

Mais ces contrôles ne peuvent s’appliquer qu’à un problème déjà connu! Combien de fois les entreprises respectent à la lettre les consignes sans que la problématique soit résolue? Cela ne marche pas car il faut poser des objectifs qui transcendent le problème immédiat, en faisant appel à son imagination et à ses capacités de projection. Et ça commence par l’acceptation du problème.

Votre dernier livre s’intitule «Explorer demain. Comment peut-on être un explorateur du XXIe siècle?». Alors, comment?

Le terme d’explorateur soit fait rêver, soit suscite des réactions dubitatives car beaucoup estiment qu’il ne reste plus grand-chose à explorer sur cette planète. Je dis souvent aux gens qu’il faut enlever l’aura d’extraordinaire autour de l’explorateur et que dans la vie quotidienne, tout le monde peut se questionner, observer et explorer, par exemple, d’autres manières d’aborder son métier. Les entreprises qui survivront demain seront aussi celles qui auront découvert des domaines qui ne sont pas encore connus aujourd’hui.

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© DR

* «Explorer demain. Comment peut-on être un explorateur du XXIe siècle?»
Editions Robert Laffont, 2019

** Portes ouvertes de la formation continue de l’Unige le 31 mars.


Bio express

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L’explorateur s’est rendu en 2016 et 2017 en Patagonie pour y affronter le froid et l’humidité.
© Luca Santucci/agence Zeppelin
  • 1972 Naissance le 25 mai à Neuchâtel.
  • 1999 Il décide de devenir explorateur après un tour du Népal à pied.
  • 2006 Il est le premier humain à pénétrer au cœur de la cordillère de Darwin, au Chili.
  • 2015 Fondation du Human Adaptation Institute et lancement d’Adaptation.
  • 2020 Il partira en expédition avec 20 hommes et femmes.
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Elisabeth Kim