Prenez cinq minutes entre deux courriels et un tunnel de réunions et posez-vous ces questions: qu’est-ce que le temps? Qu’est-ce que le pouvoir? Qu’est-ce que l’altérité? Quelle est la place des procédures dans ma fonction? Nous pourrions continuer la liste sur plusieurs pages. Ces interrogations philosophiques pourraient vous paraître dérisoires. Elles se révèlent centrales dans un monde professionnel qui s’est complexifié, et dans lequel nous sommes toujours plus nombreux à rechercher du sens. En Suisse, une poignée de managers appliquent à leur manière cette approche philosophique.

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Cultiver sa liberté intérieure

A l’inverse d’un point de vue essentiellement orienté vers la maximisation technique et des recettes toutes faites qu’il suffirait d’appliquer, ces managers se tournent vers la philosophie pour comprendre ce qui favorise la collaboration humaine et la création d’un climat relationnel positif dans l’entreprise. L’approche philosophique du management permet non seulement une prise de distance par rapport aux pratiques quotidiennes, mais aussi un temps d’arrêt pour réfléchir aux enjeux humains complexes auxquels sont confrontées les entreprises et les organisations.

La tendance est émergente, bien que la philosophie ne s’affiche pas encore dans les programmes des écoles de management. Mais la donne change. L’Université de Fribourg fait figure de pionnière dans le domaine. Depuis 2004, elle dispense une formation continue qui débouche sur un certificat d’études avancées (CAS) en philosophie et management. Ce cursus d’une année s’adresse aux cadres supérieurs, responsables des ressources humaines, dirigeants, consultants et à toutes les personnes passionnées par les relations humaines. Ces séminaires de formation continue proposent d’aborder les thèmes les plus actuels touchant le management et les ressources humaines et sociales.

Bernard Schumacher est l’un des quatre professeurs chargés de la formation continue. Le philosophe coordonne l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme à l’Université de Fribourg. Selon lui, il devient urgent de se questionner: «Nous évoluons dans une société de l’efficacité et de la performance au travail. Nous avons de la peine à lever le nez du guidon pour respirer et prendre de la distance afin de s’interroger sur ce que nous sommes en train de faire. Quelle est la finalité de cette pression folle sur la performance? C’est peut-être autre chose que de performer; ce n’est peut-être pas le résultat. Cette question, il faut se la poser.»

Chaque manager devrait se créer un sas intérieur de décompression et de réflexion.

Bernard Schumacher, philosophe, Université de Fribourg

Au fil de ses recherches et des séminaires, Bernard Schumacher démonte les certitudes des managers pour leur faire voir le monde avec d’autres paires de lunettes: «Ils utilisent essentiellement des outils qui leur apprennent à réussir, à performer, à tendre vers l’efficacité. Mais la question du sens de ce qu’ils sont en train de faire n’est pas nécessairement posée. Or, elle ne doit pas être mise sous le tapis. Pour y répondre, ajoute le philosophe, il faut prendre du temps et du recul. Chaque manager devrait se créer un sas intérieur de décompression et de réflexion pour survivre dans un monde dans lequel nous sommes tous de plus en plus sollicités.»

La critique du monde

Mais voilà, on n’entre pas en philosophie comme on va au supermarché. La pratique nécessite un apprentissage, une reprogrammation de notre vision du monde et de nos actions: «La dimension propre de la philosophie est de rendre plus problématiques les différentes choses que l’on voit et questionne, explique Bernard Schumacher. Dans le contexte professionnel, la discipline exige de nous interroger systématiquement sur nos pratiques au lieu de les appliquer bêtement.» L’autre élément sur lequel tous les managers devraient se pencher, c’est la conceptualisation: «Le jargon professionnel utilise un certain nombre de concepts. Par exemple, l’autonomie, la liberté, la transparence, l’autorité. Ce sont des mots que l’on utilise sans avoir pris le temps de les définir ou de les réinterroger.»

Bernard Schumacher insiste sur la nécessité de cette dialectique: «Si je m’interroge, je deviens un agent conscient de ses actions. Pour autant, il peut s’avérer difficile de cultiver cette liberté de penser et cet esprit critique dans un contexte professionnel dominé par les règles, les protocoles et les procédures. Mais cette prise de distance est salutaire. La question du sens de nos actions permet de se réapproprier la fonction humaine qui est d’être un agent.» La philosophie en management est-elle pour autant applicable à l’échelle d’une organisation, régie trop souvent par des forces supérieures (actionnaires, conseil d’administration, investisseurs)? «Bien sûr, répond Bernard Schumacher. La philosophie est une rumination qui peut être déstabilisante, car elle vous oblige à remettre en question tous vos mécanismes.»

Mais alors comment et avec quelles conséquences sur l’entreprise? Le coordinateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme à l’Université de Fribourg insiste sur la réconciliation de deux mondes antinomiques: «Dans un monde purement mathématisable ou objectivable, il n’y a qu’une seule réponse. Il s’agit du monde gouverné par les procédures et les règles qui pullulent en entreprise. Mais cette rigidité empêche toute prise de décision. Un manager ou un supérieur hiérarchique doit donc se poser la question suivante: est-ce que je donne à mes collaborateurs la possibilité de prendre une décision dans un contexte donné et pour lequel il y a plusieurs réponses possibles? La bonne solution se niche dans cette mesure. Et celle-ci n’est pas mathématisable.»

Investir dans l’homme

Quant aux impacts sur la bonne marche de l’entreprise et les collaborateurs, ils sont multiples: «La conceptualisation visant à définir les mots que nous utilisons dans le contexte professionnel permet de gagner en clarté dans la communication, note Bernard Schumacher. La problématisation réinterroge les pratiques de l’entreprise et de son environnement pour mieux les critiquer et les redéfinir de manière constructive. La philosophie en management améliore la relation à l’autre, en ce sens qu’elle permet au manager de développer son empathie puisque la philosophie force le sujet à se mettre dans les baskets de l’autre. Il en découle une meilleure compréhension des valeurs des collaborateurs. Cela étant dit, doit-on tout formuler en termes d’impacts?»

A Liège, Didier Timmermans a érigé la philosophie en religion dans sa vie professionnelle. Un processus qui s’est fait par étapes au fil d’une trentaine d’années de carrière. Le Belge, aujourd’hui chef des opérations au sein d’une joint-venture de John Cockerill, leader mondial notamment de la fourniture d’hydrogène, a accédé à de hautes fonctions managériales dès 2008. Il avait 48 ans. Dans une première entreprise, Didier Timmermans est appelé à la rescousse pour redresser la situation financière d’un site industriel en Belgique. Dès son arrivée, il constate une organisation très compartimentée, où «la finance met la pression sur la production, et où la production dit qu’elle n’a pas les moyens de faire mieux. Ces départements étaient gérés par une main managériale beaucoup trop ferme. Cela m’a pris deux ans pour créer des passerelles, pour que les départements se parlent et comprennent les problématiques des uns et des autres.»

L’année suivante, le directeur financier de l’entreprise lui demande un nouvel effort pour améliorer la situation financière: «J’ai réuni les équipes. J’ai été agréablement surpris d’avoir leur aval. On pouvait se parler et se mettre à la place de l’autre. J’avais gagné quelque chose.» Le secret de Didier Timmermans, c’est une approche philosophique ou philanthropique du management: «Je n’aime pas voir mes proches souffrir. Alors pourquoi faire souffrir mes collaborateurs?» Le manager lit beaucoup, puis retourne sur les bancs de l’Université de Mons pour une maîtrise en sciences de gestion: «J’ai appris beaucoup de choses. Je suis devenu un fervent adepte d’un management bienveillant ou bénévolant. L’investissement dans l’homme est plus rentable que la carotte et le fouet.»

Aucune procédure ne remplacera la qualité des liens humains. Je suis un adepte du management bienveillant.

Didier Timmermans, chef des opérations dans une joint-venture de John Cockerill

Malgré tout, en 2017, Didier Timmermans fait un pas en arrière. Dans une nouvelle entreprise, il applique sa méthode. En vain: «La structure pyramidale était beaucoup trop rigide, se souvient-il. On m’a reproché de trop m’intéresser aux gens. J’étais pourtant persuadé d’être dans le bon. Aucune procédure ne remplacera la qualité, la flexibilité des liens humains. Ma priorité est de me porter garant du bien-être et du bon fonctionnement de mes équipes. Or, aujourd’hui, les managers sont soit trop jeunes, soit trop vieux. Mais tous tentent de gérer leurs équipes avec des outils qu’ils ne maîtrisent pas. Mais le monde est trop complexe. Les hypothèses changent vite. Il n’y a donc jamais une seule réponse juste.»

Selon Didier Timmermans, le management se résume en un mot: respect. «Cela implique des attitudes philosophiques pour lesquelles il n’existe pas de manuel. Les managers devraient élargir leur culture générale à la philosophie, prendre le temps de se regarder dans le miroir et de se poser les bonnes questions.» Il ajoute: «Un manager a cinq sources de pouvoir: le fait qu’il soit expert dans un domaine, son expérience, sa capacité à faire du bien, sa position hiérarchique et sa capacité à faire du mal. Dès qu’un manager est perdu ou dépassé, il se rabat sur les deux dernières sources de pouvoir. Il répondra à ses collaborateurs: «Je suis ton chef, exécute.» Mais ce qu’il doit faire en priorité, c’est comprendre les causes de ce dépassement pour mieux les expliquer à ses équipes.» contre le «prêt-à-penser»

A Lyon, Guillaume Rosquin a plaqué sa vie d’avant pour embrasser la philosophie. Une discipline qu’il enseigne dans les entreprises. L’ex-ingénieur en informatique passé par la finance corporate s’est intéressé à la discipline il y a trois ans dans le cadre d’un repositionnement professionnel: «J’ai eu l’intuition que c’était quelque chose dans l’émergence et qu’il fallait que je m’y intéresse.» Guillaume Rosquin entreprend donc un master à l’Université catholique de Lyon. La démarche lui ouvre les yeux: «Les entreprises fonctionnent beaucoup en «prêt-à-penser». Elles appliquent des décisions ou des procédures sans les remettre en question. Or, on se rend compte que la vie n’est pas aussi simple et que le monde est bien plus complexe.»

Dans ce contexte, selon lui, «il semble plus prudent de pouvoir se poser soi-même les questions et de bâtir ses propres réponses. Au lieu d’appliquer des recettes toutes faites, le management aujourd’hui devrait mettre un peu plus de réflexion pour comprendre le fonctionnement du monde et des gens. C’est une approche bien plus efficace que de ne pas réfléchir du tout. La philosophie donne du sens et de l’ordre dans cette complexité.» Les chambardements sociétaux et économiques – aussi complexes soient-ils – ont ces bienfaits de nous interroger sur le sens de nos actions en remettant en cause nos habitudes et nos croyances. La philosophie a donc de beaux jours devant elle en aidant, c’est son but, le manager à prendre de meilleures décisions. Maintenant, retournez aux questions du début. Et philosophez.

 

 

Mehdi-Atmani
Mehdi Atmani