L’époque est à la vitesse, à la productivité et à l’efficience. Trois conséquences de notre monde ultra-connecté et dématérialisé érigées en mantras dans le monde professionnel. Les mots d’ordre en entreprise se résument trop souvent à l’accélération, à la réduction du «time to market», à la quête d’efficience et de productivité. Toutes les innovations vont dans ce sens-là; l’optimisation quoi qu’il en coûte. Est-ce que tout ne va pas finalement trop vite? Plusieurs organisations tirent la sonnette d’alarme et font l’éloge de la lenteur, de la prise de hauteur, de l’oxygénation.

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En misant sur le slow management, elles privilégient le temps passé à des missions dédiées à l’épanouissement personnel et collectif. Cette prise de recul leur permet de créer l’écart avec les concurrents en prenant les bonnes décisions, au bon moment. Le succès viendrait-il de la lenteur?

CAS à l’Université de Fribourg

A Sion, Sébastien Dayer est un paradoxe. C’est à son retour, en 2013, des Etats-Unis, où la vitesse est une religion, que le chef d’entreprise se met à miser sur la lenteur. Sébastien Dayer est alors appelé à prendre la barre de Polyright, pourtant au bord du gouffre. Depuis sa création en 1992, l’entreprise sédunoise – 25 employés et quatre externes – est active dans les systèmes d’authentification de la personne, de paiement sans cash et d’accès de cartes à puce RFID. Elle offre notamment un système de carte multifonction, allant du simple contrôle d’accès à l’impression en passant par le paiement. Ses solutions équipent la quasi-totalité des hautes écoles, universités, entreprises et cliniques. A son arrivée, Sébastien Dayer s’inspire beaucoup de son expérience américaine. Il enterre le management à l’ancienne et mise sur l’humain: «A mes collaborateurs, je vends l’esprit d’équipe plutôt que le salaire et les horaires fixes.»

Le CEO de Polyright applique surtout la gestion de diverses temporalités: «Les départements de recherche et développement, de la vente et de la production ne doivent pas travailler au même rythme. Il faut prendre le temps de sélectionner les produits que nous allons faire, pourquoi et comment. Critiquer. Si un produit est juste, nous pouvons le garder pendant des années. Une fois que nous sommes prêts, la production et la vente prennent le relais.»

Selon le directeur général de Polyright, la course à la vitesse est une très mauvaise option stratégique: «Nous ne disons pas oui à tout. D’ailleurs, nous ne concevons qu’un seul produit à la fois. Nous avons peut-être raté quelques trains, mais ce n’est pas grave. Je préfère arriver sur le marché avec un excellent produit plutôt que 15 médiocres.» Polyright s’apprête à commercialiser une nouvelle caisse enregistreuse: «Cela fait deux ans que nous sommes dessus. Deux ans que l’entreprise n’a pas sorti de nouveauté. Paradoxalement, cela nous rend plus compétitifs. Nous sortons moins de choses que la concurrence, mais nous le faisons mieux.»

Depuis 2005, la gestion du temps fait l’objet d’un module du certificat d’études avancées (CAS) en philosophie et management de l’Université de Fribourg. Eric Davoine est l’un des quatre professeurs chargés de ce cursus d’un an. Le professeur dirige la chaire ressources humaines et organisations de l’université. Selon lui, il est devenu important que le manager se réapproprie différentes formes de temporalité, au-delà du seul temps de la montre et de l’horloge. Il plaide pour un retour à la sérendipité: «Il faut un temps où la pensée vagabonde. Un temps où l’on ignore à quel moment la bonne décision va tomber. Les meilleures idées pour la stratégie et le développement ne se prennent pas en réunion, mais sous la douche ou en promenade.»

Equilibre des temporalités

Afin de renouer avec ces moments où nous ferons des choses non planifiées, mais très utiles, Eric Davoine insiste sur l’aménagement d’un temps de réflexion, de contemplation ou de méditation hérité des Anciens: «Les Grecs avaient plusieurs notions du temps. Chronos, c’est-à-dire le temps de l’horloge, le temps de la succession des actions. Aion, le temps éternel. Et kairos, qui est le temps de la rupture, de la décision, le temps du bon moment pour faire les choses.» Selon Eric Davoine, la tendance aujourd’hui est l’utilisation du temps métrique pour évaluer, organiser, planifier, exécuter: «On va faire des «to do lists», se donner deux heures pour écrire un rapport. Mais ce temps de l’horloge est un temps standard sans valeur ou signification personnelle.»

Le professeur ajoute: «Si nous utilisons exclusivement le temps métrique pour évaluer les tâches, nous finissons par vider notre travail de sa substance subjective. La valeur d’une heure de temps, c’est aussi les événements, les émotions, les actions qui associent au temps des éléments de sens subjectifs et intersubjectifs. Ne prendre en compte que le temps métrique, c’est comme si vous mesuriez la performance érotique d’un amant à la durée du rapport sexuel. Or, ce qui compte, c’est la qualité événementielle de l’échange.» Un temps n’exclut pas les autres: «Plusieurs cultures temporelles coexistent au sein d’une entreprise. Tout l’enjeu est de trouver un équilibre dans la gestion de ces diverses temporalités. De manière plus humaine, il s’agit de redécouvrir un temps qui n’est pas seulement linéaire et horizontal, mais qui peut prendre de la verticalité, de la profondeur ou de l’épaisseur.»

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Claudio Chiacchiari
© P.Casagrande

Un partenaire arrive avec des questions cruciales qui méritent plus d’une heure? Prenez ce temps!

A force de vouloir en gagner, plus personne n’a le temps. Au sein d’ateliers et de formations continues dans toute la Suisse romande, Claudio Chiacchiari éveille les cadres à l’élasticité du temps avec une méthode empruntée à la musique. Le Genevois, fondateur de Saisir le temps – L’intelligence musicale, est appelé par les directions de la santé et du social, de la finance, de l’industrie et du tertiaire pour appliquer ses méthodes. En musique, cela s’appelle le rubato ou temps volé: «Le rubato consiste à prendre du temps puis à le rendre ensuite, c’est-à-dire à allonger par exemple la durée du premier temps d’une valse, pour accélérer ensuite les deux temps suivants. Cette variation rend la musique élastique. Elle la fait respirer, la rend vivante. Mais le bon musicien, s’il allonge et accélère les temps localement, sait aussi respecter la durée globale d’un morceau.»

Cet équilibre temporel qui consiste à oser ralentir pour ensuite gagner du temps se transpose au monde professionnel. «Vous avez prévu une heure d’entretien avec un partenaire. Il arrive avec des questions cruciales qui méritent de prolonger l’entretien d’une heure. Prenez cette heure! Lors d’un recrutement, la dernière candidate de la série d’entretiens, un profil atypique, apporte des propositions si surprenantes qu’elles vous font réfléchir au profil requis pour le poste. Il faut prendre la liberté de reporter votre décision et d’organiser un nouvel entretien avec les trois candidats pressentis.»

Une adhésion accrue

Claudio Chiacchiari ajoute: «Au lancement d’un projet, vous constatez lors du briefing de l’équipe que le but n’est pas clair et que des intérêts divergents polarisent l’équipe. Prenez là aussi la liberté d’agender une réunion supplémentaire pour clarifier le but et intégrer les divergences.» Ainsi, savoir perdre du temps demande aux cadres plusieurs compétences musicales. «Vous autoriser à écouter votre intuition. Avoir le courage de changer le plan et d’assumer le risque de ne pas récolter les fruits escomptés par votre interprétation de la partition. Enfin, pour le faire, il faut par principe, plus que par méthode, apprendre à laisser du jeu dans vos plannings, à ne pas serrer les boulons trop forts, souligne Claudio Chiacchiari. Rajoutez quelques virgules au texte (la virgule est un signe utilisé dans une partition pour indiquer qu’il faut respirer).»

Le gain escompté par cette perte de temps? «Une qualité, une adhésion, une adéquation, un sens accru de la musique. Si c’est le cas, vous ne pourrez pas forcément mesurer le temps gagné, mais vous en aurez gagné à en perdre.» Au mois de septembre prochain, dans le cadre d’un Diploma of Advanced Studies (DAS) en résilience et santé organisationnelle à la HEG Genève, Claudio Chiacchiari enseignera la notion d’élasticité appliquée au temps. Les prémices de l’art de dégager du temps pour en avoir à perdre.