Se vendre. Tout un art dans lequel nous ne sommes pas égaux. Il s’agit pourtant d’une constante depuis des décennies. Un passage obligé dans la quête d’un emploi. Jusqu’ici, les codes étaient clairs et le chemin bien balisé: lettre de motivation, curriculum vitæ, copie des diplômes, lettres de référence et premier entretien. En 2020, écrire ces mots revient à rédiger une chronique nécrologique. Le bon vieux rituel de la postulation sent bon la naphtaline. La faute à une guerre des talents toujours plus féroce, à un marché du travail extrêmement mobile et mondialisé. Citons encore l’émancipation technologique des techniques de recrutement et l’absence de visibilité des entreprises quant à leurs besoins de compétences dans le futur.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Compétences transversales

Tous ces facteurs – et bien d’autres – ont signé l’arrêt de mort du CV. Rassurez-vous, il respire encore. Mais pour combien de temps? La conséquence de cette agonie est une complète remise en question des codes de postulation et de recrutement. Du côté des candidats comme des entreprises, l’ère est au «personal branding», c’est-à-dire au marketing de soi. Les millennials et les jeunes pousses ont bien compris l’importance d’occuper le terrain sur les plateformes et les réseaux. La raison est toute simple: le CV en 2020 s’appelle Google, LinkedIn ou YouTube. Experte depuis vingt ans dans les ressources humaines, Laetitia Kulak ne s’en cache pas: elle ne regarde même plus les dossiers de postulation classiques. «Ce n’est plus comme cela que l’on postule et que l’on recrute.»

Mais pourquoi? La nouvelle génération se positionne différemment sur le marché du travail, sur d’autres canaux de communication. Jusque-là, les photographes, designers et autres professions artistiques avaient compris l’importance d’un site, d’un blog ou d’une page sociale faisant office de vitrine pour démarcher des clients. Quoi de plus parlant qu’un portfolio de projets pour décrire un parcours? Cette tendance se répand dans d’autres professions, parfois plus techniques. «La guerre des talents va s’accélérer dès septembre. La faute à la pandémie de ce printemps, explique Laetitia Kulak. Derrière, il va falloir faire la différence. Les CV tels qu’on les connaissait seront des CV perdus parmi des milliers d’autres.»

Selon l’experte en ressources humaines, le marché exige aujourd’hui des curriculum vitæ «plus visuels, capables de valoriser et de mettre en lumière les compétences clés d’un candidat. Il s’agit de compétences plus transversales, hybrides et sociales telles que l’agilité, l’esprit d’équipe.» Les diplômes et les titres ont toujours leur importance, mais ils sont relégués au troisième plan après ces compétences et l’expérience professionnelle. Pour recruter sur des soft skills, c’est-à-dire sur des qualités sociales et humaines, Laetitia Kulak – comme bon nombre de RH – plébiscite les Applicant Tracking Systems, ou ATS. Ces applications web assistent son travail de recrutement en allant fouiller la Toile par mots clés à la recherche de profils qui pourraient correspondre au poste.

L’homme et la machine

Le très populaire réseau social professionnel LinkedIn a popularisé cette mue du recrutement et souligné l’importance du marketing de soi. Mais comment peut-on développer sa marque personnelle? «Aujourd’hui, un candidat doit faire attention à sa réputation, à ce qu’il publie ou à ce que les autres publient sur lui, précise Laetitia Kulak. Ensuite, il doit poster, commenter, liker, générer la discussion, mettre en avant des projets, prendre part à une communauté dans ses domaines de compétences. Un candidat que l’on ne retrouve pas sur les réseaux sociaux sera suspect aux yeux des recruteurs.» Cet effort de distinction touche également les entreprises, qui ont dû complètement revoir leurs critères et leurs techniques de recrutement.

file7b2jtwuzuyg14gnh2bf9
Fanny Comba
© DR

Même si je ne suis pas en recherche d’emploi, je dois soigner mon ‘personal branding’.

A Genève, Fanny Comba les accompagne dans cette mutation: «En Suisse, le CV est encore communément admis, mais il ne fonctionne plus seul. Les éléments qui nous définissent en ligne sont extrêmement importants. Même si je ne suis pas en recherche d’emploi, je dois soigner mon’personal branding’. Celui-ci me permettra de briguer des mandats et de soigner mon image professionnelle.» Si les entreprises cèdent aux sirènes du marketing de soi, c’est parce qu’elles peinent à recruter certains talents: «Elles ont fait face à des candidats qui ne recherchaient plus nécessairement un salaire, mais plébiscitaient un employeur avec une vision et des projets. Elles ont donc dû s’adapter et se rendre attractives.»

Développer son employabilité

Les entreprises qui ont pris ce virage considèrent leurs employés comme leurs clients. Les autres se retrouvent en pénurie: «La marque employeur n’est pas limitée aux grandes entreprises, explique Fanny Comba. La marque employeur à paillettes qui consiste à démultiplier les baby-foots dans l’open space est inutile. Le coronavirus et la généralisation du télétravail nous l’ont prouvé. Mais lorsqu’une entreprise commence réellement à s’intéresser à l’employé et à communiquer sur des valeurs profondes qui ne sont pas marketing, elle fédère. L’homme est un animal social. Il a un besoin d’appartenance. Le fondement de la marque employeur, c’est ce qui va faire le succès de l’entreprise.»

Fanny Comba accompagne les entreprises depuis 2015. Elle a vu le changement de mentalités qui s’est opéré chez elles: «Au début, elles n’avaient pas le temps. Ce n’était pas une priorité. Aujourd’hui, elles comprennent l’importance d’avoir une vraie stratégie. Ce n’est pas facile. Elles ne savent pas par où commencer, car l’on parle de compétences communicationnelles. Les RH n’étaient pas toutes préparées. Avant, elles devaient gérer l’administratif, les salaires, les assurances. Désormais, elles doivent être capables de faire passer des messages de fond autour desquels elles fédèrent l’ensemble de l’organigramme de l’entreprise.» Toujours avec le même objectif: se vendre. Mais contrairement au bon vieux CV et à l’annonce pour un poste précis, le «personal branding» implique un entretien à vie.

 

Mehdi-Atmani
Mehdi Atmani