Qu’est-ce qui vous pousse à étudier les limites de notre planète?
Quand je regarde les actualités ou mes flux d’informations, je me demande toujours pourquoi, malgré nos connaissances et notre capacité d’innovation, des problèmes comme la pauvreté ou la pollution persistent. Pourquoi la consommation de combustibles fossiles est-elle toujours aussi élevée alors que nous avons fait d’immenses progrès dans les énergies renouvelables et l’utilisation efficiente des ressources? Et pourquoi la prospérité stagne-t-elle dans les pays riches alors qu’ils contribuent majoritairement à l’empreinte écologique mondiale?
Votre réponse?
Notre système économique n’a simplement pas pour objectif de résoudre la pauvreté, de protéger la nature ou de promouvoir une prospérité partagée.
Mais plutôt…
Son seul but est la croissance économique. Beaucoup considèrent cela comme une évidence, mais la croissance économique n’a pas toujours été considérée comme un objectif moral dans l’histoire. Ce n’est que vers le milieu du siècle dernier qu’elle a été officiellement mesurée par le PIB. Ensuite, elle est devenue le centre de notre pensée économique et donc synonyme de progrès. Et puis tout est allé très vite: l’extinction des espèces a augmenté, la consommation des ressources et le gaspillage ont explosé.
Et personne ne l’a vu venir?
Si. En 1972, une équipe du MIT a modélisé la relation entre croissance, pauvreté et pollution, en utilisant plus de 200 variables interdépendantes. Ils ont publié un livre intitulé The Limits of Growth (Les limites à la croissance), dans lequel ils avertissaient qu’une croissance continue mènerait à un effondrement de la société.
Les décideurs et les décideuses ne semblent pas avoir été alertés par ces résultats.
Le livre a eu un immense succès, mais ses auteurs ont été raillés comme des oiseaux de mauvais augure et leur message a été enterré.
Vous l’avez déterré, en ce qui vous concerne. Qu’avez-vous constaté?
Exactement. Il y a quelques années, j’ai comparé leurs prévisions avec les données actuelles. Le scénario «business as usual» qu’ils avaient prédit se réalise. Si rien ne change, la croissance s’arrêtera vers 2040, suivie d’un effondrement brutal de secteurs comme la production alimentaire et la prospérité.
Allons-nous vers un effondrement?
Mon analyse montre que l’effondrement peut être évité si nous abandonnons notre quête de croissance et réorientons les ressources de la satisfaction de nos besoins personnels vers la protection de l’environnement.
Il n’est donc pas trop tard?
Non. Mais ce que nous ferons ces prochaines années déterminera notre bien-être pour le reste du siècle. Nous avons le choix entre une fin de la croissance délibérée ou provoquée par une catastrophe. Soit nous définissons nos propres limites, soit elles nous seront imposées.
Dans ce cas, mieux vaut fixer soi-même des limites. Par où commencer?
Avec une question que nous ne nous sommes encore jamais posée: qui voulons--nous être et dans quel monde voulons-nous vivre? C’est là qu’intervient le mot «assez». «Assez» dans le sens «pas plus», c’est la limite, une limite planétaire. Et «assez» dans le sens de «suffisant», pour l’opposer à la quête épuisante du toujours plus et évoquer à la place la notion de partage, comme dans «assez pour chacun».
Une solution en un mot. C’est donc une question de mentalité?
Je pense que le seul plan réaliste pour éviter un effondrement et maintenir le bien-être mondial réside dans ce changement de mentalité: passer du «jamais assez» au «assez pour chacun». Changeons l’objectif de notre système économique en passant de la croissance au bien-être humain et écologique: une économie du bien-être.
A quoi ressemblerait-elle?
Dans une économie du bien-être, les gouvernements, entreprises et citoyens prendraient des décisions visant à satisfaire nos besoins physiques et sociaux tout en respectant les limites écologiques de la planète. On ne s’oppose pas à la croissance, mais on se montre sélectif.
Qu’est-ce que cela signifie exactement?
Il faut distinguer les pays où la croissance est nécessaire et ceux où elle ne l’est pas. Pour parvenir à une économie du bien-être, leurs chemins diffèrent. Lorsque l’empreinte carbone est faible, la croissance économique est souvent corrélée au bien-être, notamment par la réduction de la pauvreté. Les pays plus pauvres dont l’empreinte carbone est limitée ont donc besoin d’une «croissance verte», c’est-à-dire d’une expansion économique alimentée par des technologies propres.
Et en ce qui concerne les pays plus riches?
Ici, le bonheur s’est dissocié de la croissance. Par conséquent, les pays plus prospères peuvent et doivent se concentrer sur la réduction de leur empreinte carbone à un niveau durable, tout en assurant les moyens de subsistance de tous, en partageant plus équitablement.
C’est aussi synonyme de renoncement. Cela ne va pas plaire à tout le monde.
Comprenez-moi bien: découpler l’économie à la croissance ne signifie pas la rétrécir jusqu’à ce qu’elle s’effondre. Cela signifie que nous réduisons suffisamment l’impact sur l’environnement pour que la vie telle que nous la connaissons continue à se dérouler dans un cadre sûr. Nous aurons toujours des maisons avec des réfrigérateurs, des soins de santé, de bonnes écoles et des entreprises rentables. En revanche, les normes sociales et la dynamique économique vont changer.
De quelle manière?
Nous redéfinirons ce qui a de la valeur et quel travail en produit. Lorsque nos moyens de subsistance seront assurés, ce compromis entre utilité sociale et écologique disparaîtra. Une répartition plus égale signifie moins d’inégalités de revenus et de richesses, améliore la cohésion sociale et réduit le gaspillage dans la consommation.
Il s’agit donc bien d’un renoncement, mais sans appel.
La transition vers une «société post-croissance» ne signifie pas que nous choisissons une récession permanente, mais que nous utilisons notre libre arbitre pour faire passer notre conception de la prospérité du «toujours plus» au «mieux».
Quelle est la probabilité que cette économie du bien-être se réalise?
C’est faisable, vous avez une partie de la réponse. Nous savons ce qui favorise le bien-être. Des dizaines de villes expérimentent des cadres «post--croissance» pour opérer dans des limites sociales et environnementales explicites, avec des pratiques telles qu’un revenu de base universel.
Le changement a donc déjà commencé.
Exactement. Et je trouve formidable que des entreprises qui placent légitimement l’homme et la planète au--dessus du profit gagnent des milliards chaque année. Tout comme ces communes qui créent des coopératives d’énergie renouvelable, d’eau ou d’alimentation et se réapproprient la responsabilité de leurs communautés.
Quel rôle jouera la technologie dans ce changement?
Nous disposons de capacités technologiques qui joueront un rôle décisif, pour autant qu’elles soient réorientées vers le bon objectif. Ce changement est indispensable.
Pourquoi? Pouvez-vous donner quelques exemples?
Supposons que nous puissions remplacer les colonies d’abeilles mourantes par des robots pollinisateurs. Pourquoi opter pour de telles solutions technologiques alors que nous pouvons promouvoir une agriculture régénérative sans insecticides? Pourquoi consacrer notre force d’innovation à des drones planteurs d’arbres quand nous pouvons utiliser nos cerveaux pour créer une économie dans laquelle les forêts existantes ne sont pas abattues?
Vous ne répondez qu’à moitié à la question de savoir quelle est la probabilité que cette économie du bien-être voie le jour. Quelle est l’autre partie?
Une promesse. Nous posséderions moins de choses, mais paradoxalement plus de ce dont nous avons vraiment besoin: la connexion. Dans le système actuel, qui nous traite comme des consommateurs égoïstes et jamais satisfaits, il est difficile de maintenir un sentiment de communauté et de sens.
Le sens de la communauté, c’est ça la clé de la prospérité?
Exactement. Les sciences sociales montrent que nous ne sommes pas seulement capables de prendre soin du vivant, mais que nous en tirons aussi du plaisir et du sens. Nous ne pouvons pas être vraiment heureux si les gens autour de nous ne le sont pas également.
Les êtres humains sont-ils meilleurs que ce que l’économie nous fait croire?
Je pense que nous souhaiterions ce changement économique, même sans le risque d’effondrement. Une économie du bien-être correspond mieux à ce que nous voulons être et au monde dans lequel nous voulons vivre.
Là, vous devenez presque ésotérique...
Le changement ne se fait pas par le sacrifice, mais en lâchant ce qui ne nous sert plus pour vivre dans un monde post-croissance en interdépendance complète les uns avec les autres. Si cela semble spirituel, c’est pourtant exactement ce qu’offre une économie du bien-être: la suffisance physique, l’abondance sociale et la richesse spirituelle. Avec en plus la certitude que cette prospérité peut être durable.
Le «Earth Overshoot Day» marque la date où l’humanité a consommé toutes les ressources naturelles que la Terre peut fournir en un an. En 2024, il est tombé le 1er août, comme le montre l’enquête de l’organisation internationale de recherche Global Footprint Network. Cela signifie que l’humanité consomme actuellement la nature 1,7 fois plus vite que les écosystèmes de notre planète ne peuvent se régénérer. Les conséquences de cette surexploitation écologique se traduisent par la déforestation, l’érosion des sols, la perte de biodiversité et l’accumulation de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ce qui entraîne des phénomènes météorologiques extrêmes plus fréquents et une baisse de la production alimentaire.