«Ici, on tue des Ouïgour-e-s.» L’avertissement a été placardé sur les vitrines de nombreuses enseignes à Paris. La raison: à la suite des révélations sur les exactions commises par la Chine contre les Ouïgours, des voix se sont élevées pour inciter les consommateurs à boycotter des marques accusées de bénéficier du travail forcé de ces populations musulmanes. Apple, Zara, Mercedes, BMW… plus de 80 multinationales se sont retrouvées pointées du doigt par l’organisation Australian Strategic Policy Institute, dans un appel relayé notamment par le député européen Raphaël Glucksmann. Depuis, le groupe Lacoste s’est engagé à cesser toute activité avec ses fournisseurs chinois concernés. D’autres, comme Calvin Klein ou Tommy Hilfiger, ont annoncé leur intention de stopper toute relation avant même le début de la campagne publique.

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La tribune des sans-voix

«Le boycott est l’arme des minorités et des opprimés, la tribune des sans-voix», expliquent les chercheuses Ingrid Nyström et Patricia Vendramin dans leur livre Le boycott, paru en 2015. Mais qu’est-ce qu’un boycott? «Le terme englobe des usages, des buts et des cibles assez différents, mais repose toujours sur le refus d’entrer dans une relation d’échange qui peut être commerciale, politique, culturelle, sportive, diplomatique», explique Philip Balsiger, professeur à l’Université de Neuchâtel et spécialiste des processus de contestation des marchés, qui rappelle que ce mode d’action militant est surtout utilisé dans l’arène marchande. «C’est un moyen de pression, une sanction qui relève de la mise en quarantaine.»

Le terme n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle, mais le boycott a été pratiqué depuis des siècles sur tous les continents par des populations qui en ont fait un de leurs moyens de pression privilégiés contre des gouvernements ou des entreprises, en réaction à des pratiques qui les heurtent ou pour obtenir un changement de stratégie commerciale ou tarifaire. «Les gens sont de plus en plus conscients que la manière dont ils dépensent leur argent a un impact», résume Jasmine Lorenzini, docteure en sciences politiques à l’Université de Genève. D’autant que l’effort peut être payant, comme en témoigne la «grève du beurre» de mai 1967. «Lorsque le Conseil fédéral a décidé d’augmenter le prix du lait de 3 centimes par litre, la Fédération romande des consommateurs a appelé au boycott et le Conseil fédéral est revenu sur sa décision», raconte la spécialiste.

Cibles privilégiées, les multinationales font régulièrement face à ce type de mouvement, à l’instar de Nestlé. L’entreprise a été confrontée à un boycott (qui a débuté à la fin des années 1970) de plus de vingt ans, accusée par certains consommateurs de compromettre la santé des nourrissons dans les pays pauvres avec ses substituts de lait maternel. Nestlé en a tiré les leçons: en 2010, elle a immédiatement réagi à la campagne lancée par Greenpeace qui dénonçait l’impact de la culture de l’huile de palme en Indonésie − utilisée notamment dans les chocolats Kit Kat − sur la disparition des orangs-outans. La multinationale a alors rapidement rompu ses contrats avec la société Smart, premier producteur indonésien d’huile de palme, et s’est engagée à n’utiliser que de l’huile issue de l’agriculture responsable. Mais les PME auraient tort de se croire moins exposées.

Guerre d'influence

En janvier 2020, des internautes ont milité pour un boycott du Slip Français, spécialisé dans les sous-vêtements. Connue pour sa communication décalée, l’entreprise a dû faire face à la colère de ses clients après la publication par trois de ses salariés de vidéos à caractère raciste sur Instagram. L’an dernier, un couple de gérants français a vu son supermarché déserté par une partie de la population locale, après la publication sur les réseaux sociaux de clichés du couple posant fièrement devant les dépouilles de lions, d’hippopotames et d’alligators tués au cours d’un safari.

Certains boycotts relèvent de la guerre d’influence, du soft power ou de la pression géopolitique, à l’instar des Jeux olympiques. En 1980, pour protester contre l’invasion soviétique en Afghanistan, Jimmy Carter refuse la participation des Etats-Unis aux Jeux de Moscou, suivi de plus de 60 pays du bloc de l’Ouest. Quatre ans plus tard, l’URSS et une quinzaine de pays communistes renoncent à leur tour à participer aux JO de Los Angeles. Les JO sont moins ciblés depuis les années 2000, mais les grandes compétitions internationales restent des vitrines privilégiées, comme le Qatar peut le constater. A la suite de l’enquête du journal anglais The Guardian qui révélait en février dernier que plus de 6500 ouvriers immigrés seraient morts sur les chantiers du Mondial 2022, plusieurs clubs norvégiens ont demandé que l’équipe nationale boycotte le tournoi. Idem chez leurs voisins danois. Ainsi, en 2019 déjà, face aux contestations, le FC Copenhague avait dû renoncer à plusieurs stages au Qatar et à Dubaï.

Le sport est une vitrine privilégiée des opérations de boycott parce qu’il cumule plusieurs atouts, explique Jasmine Lorenzini: «Il est visible, médiatisé et hautement symbolique.» De quoi obtenir un effet de loupe pour les militants, conscients que leur impact purement économique est le plus souvent limité, renchérit Philip Balsiger. «En règle générale, les appels au boycott ont peu de conséquences réelles sur l’entreprise ou les institutions visées parce qu’ils ne sont pas suivis assez massivement, poursuit le professeur. En revanche, ils peuvent avoir des effets indirects sur des organisations très attentives à leur image de marque.»

Surtout si on réussit à pointer ses paradoxes. «A la fin des années 1970, un activiste américain a voulu profiter de son offre de customisation pour inscrire le mot ’esclavagiste’ sur sa paire de Nike, pour dénoncer les dérives de la politique de sous-traitance de l’entreprise et notamment le travail des enfants, développe Jasmine Lorenzini. L’entreprise a refusé, mais le jeune homme a fait circuler sa réponse.» De quoi sérieusement écorner l’image de Nike, confrontée à un mouvement qui détourne rapidement ses propres slogans, par exemple: «Boycott Nike? Just do it!»

Du sens et des symboles

Preuve que les entreprises ne proposent pas que des produits mais aussi du sens et des symboles, que chacun peut s’approprier ou combattre. Après avoir choisi comme égérie le footballeur Colin Kaepernick, opposant notoire à Donald Trump, de nombreux partisans de l’ex-président ont appelé à abandonner la marque en 2018 et ont posté des vidéos d’eux brûlant leurs paires de chaussures, avec le hashtag #boycottNike.

Le boycott serait-il l’arme absolue? Pas toujours. En 2003, une étude menée par l’Université Stanford a ainsi montré que le boycott des vins français, lancé à la suite du refus du pays d’intervenir aux côtés de George Bush en Irak, aurait eu un impact négatif de 13% sur les ventes pendant un mois seulement. Même chose pour Netflix ou Disney +, deux plateformes de streaming confrontées à de récents appels au boycott. La première est accusée de défendre la pédophilie au travers du film Mignonnes. La seconde affronte deux mouvements distincts: d’un côté, le camp progressiste l’accuse de s’être arrangée des atteintes chinoises aux droits de l’homme pour tourner Mulan, de l’autre, les conservateurs reprochent à la firme californienne de céder aux sirènes de la cancel culture (lire encadré) en introduisant des panneaux d’avertissement sur les clichés racistes portés par certains de ses anciens longs métrages, comme Les aristochats. Mais ces attaques n’ont eu aucune conséquence sur les deux plateformes, en pleine expansion.

Ces exemples illustrent une forme d’évolution du boycott, facilité et comme banalisé par les réseaux sociaux. «Sur Twitter ou sur Facebook, appeler à boycotter est à la portée de tout un chacun», observe Philip Balsiger. Néanmoins, cela ne prête pas nécessairement à conséquence, le bad buzz ayant ses limites. En septembre dernier, le hashtag #CancelNetflix avait été retweeté plus de 200 000 fois en une seule journée. Ce qui n’a pas empêché la plateforme de réaliser 542 millions de dollars de bénéfices pour le seul quatrième trimestre de 2020, tout en franchissant la barre des 200 millions d’abonnés. Réseaux sociaux ou non, les fondamentaux du boycott ne changent pas, ajoute le sociologue: «Pour obtenir des résultats, encore faut-il que ceux qui le lancent aient les moyens de s’organiser et de peser. Sans cela, cela revient à crier dans le désert.»


Les origines

On doit le nom de boycott à Charles C. Boycott, intendant d’un propriétaire foncier qui décida en 1880 d’augmenter les loyers des terres qu’il gérait dans une des régions les plus pauvres d’Irlande. 

  • Du nom propre au nom commun
    Macadam, poubelle, browning, velux… Autant de noms propres devenus noms communs, ce qui s’appelle en linguistique une antonomase. C’est le cas du capitaine Charles C. Boycott, intendant d’un propriétaire foncier qui décida en 1880 d’augmenter les loyers des terres qu’il gérait dans une des régions les plus pauvres d’Irlande.
  • Une tactique non violente et peu coûteuse
    Pour certains fermiers, la pression financière devint rapidement insupportable. Ils imaginèrent alors une tactique non violente et peu coûteuse: ignorer le capitaine Boycott.
  • Charles C. Boycott, première victime
    Mis à l’index, ostracisé, Charles Boycott assiste, impuissant, au départ de ses domestiques, de ses ouvriers et de tout son personnel. En ville, les commerces refusent de le servir. Quelques mois plus tard, il se résout à quitter la région, laissant son nom à un mode d’action dont il aura été la première victime.

Nouvelle forme de boycott et miroir inversé

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Le film "Autant en emporte le vent", sorti en salles en 1939, a été retiré l'an dernier de la plateforme HBO Max. 

© Silver Screen Collection

Cancel culture. La «culture de l’oubli» désigne une série d’initiatives militantes qui ont comme point commun la dénonciation d’un individu, souvent public, accusé d’avoir agi ou parlé d’une manière discutable ou controversée. De l’auteure J.K. Rowling, attaquée pour des propos transphobes au film Autant en emporte le vent jugé raciste, ce rejet se fait aujourd’hui principalement par les réseaux sociaux. Souvent rapprochée du boycott, la cancel culture évoque plutôt deux pratiques antiques: l’ostracisme grec, destiné à écarter un membre de la cité de ses cercles sociaux, et la damnation de la mémoire, pratique romaine destinée à effacer des archives et de l’espace public le nom et la vie d’un individu.

«Buycott» Ce néologisme né dans les années 1960 avec l’émergence des préoccupations environnementales remplace une logique de sanction par une forme de prime ou de récompense aux entreprises dont les consommateurs jugent les pratiques cohérentes avec leurs propres valeurs. Basé sur le mot anglais buy («acheter»), cette forme d’action engagée consiste à privilégier les marques, les produits ou les services qui défendent un modèle économique plus juste, plus vertueux ou plus équitable.

JP
Jean-Christophe Piot