La vue depuis la salle de réunion est spectaculaire: des prairies vertes idylliques et quelques sapins majestueux, un lac loin en contrebas, enjambé par un pont aux courbes élégantes, et d'imposantes montagnes en arrière-plan. Rasmus Dahl, 55 ans, s'installe en face de nous à la table de conférence. Le chef de la filiale zurichoise de Meta, l'entreprise qui s'appelait encore récemment Facebook, a les cheveux châtain foncé soigneusement coupés et porte, même en février, un polo bleu. Rasmus Dahl répond maintenant à mes questions. Mais rapidement, je suis pris d'une légère nausée et je commence même à transpirer. Le fait que le corps de mon interlocuteur semble s'arrêter au niveau de la ceinture m'irrite, tout comme sa chaise qui semble flotter au-dessus du sol. Et que diable fait cette étrange tête de cerf rose sur le mur avec d'énormes lunettes?

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Bienvenue dans le metaverse. La voilà donc cette réalité virtuelle qui doit unir le monde physique et le monde numérique. En trois dimensions plutôt que sur un écran plat, incarnée plutôt que représentée, au cœur de l'action plutôt que simplement présente. Trente ans après la percée d'internet, quinze ans après la révolution des smartphones, le monde de la technologie semble enfin avoir trouvé son «next big thing». Certes, le sujet existe depuis des décennies. Mais ce n'est que depuis que Facebook s'est rebaptisé Meta en octobre dernier, à grand renfort de publicité, en lien avec l'annonce du fondateur de l'entreprise Mark Zuckerberg d'investir dix milliards de dollars dans le metaverse, que le sujet est sur toutes les lèvres. Un coup d'œil à la base de données recensant les articles des médias le confirme, 2328 articles sur le metaverse ont été publiés dans la presse suisse au cours des six derniers mois. Au cours des six mois précédents, il y en avait exactement 87.

Et c'est ainsi que les pronostics concernant l'importance de ce «prochain internet» se bousculent. Mark Zuckerberg parle d'un milliard d'utilisateurs, de centaines de milliards de chiffre d'affaires en e-commerce et de millions de nouveaux emplois. «Le metaverse pourrait devenir plus important que l'imprimerie et internet réunis», déclare le spécialiste allemand de la technologie Richard Gutjahr. Selon les prévisions du service financier Bloomberg Intelligence, ce commerce devrait représenter 800 milliards de dollars dès l'année prochaine. Matthew Ball, CEO de la société de capital-risque Epyllion et l'un des experts les plus reconnus dans le domaine, s'attend à ce que l'économie de metaverse génère entre 10 et 30 milliards de dollars de valeur au cours de la prochaine décennie. Jensen Huang, CEO du fabricant de puces Nvidia, en rajoute une couche: pour lui, l'économie du metaverse pourrait même un jour éclipser l'économie réelle. Un engouement sans limites.

Zurich à l'avant-garde

«Nous n'en sommes qu'au tout début», prédit Rasmus Dahl. Personne ne sait comment le metaverse va vraiment se développer.» Pour l'instant, il s'agit de mettre en place l'écosystème pour les développeurs. Et de donner à l'utilisateur, grâce aux premières applications, un avant-goût de ce nouveau monde. Horizon Workrooms, cette salle de conférence virtuelle à la vue imprenable dans laquelle se déroule l'interview de Rasmus Dahl préfigure ce à quoi nous pouvons nous attendre. En effet, Rasmus Dahl et moi sommes à la maison, chacun avec des lunettes de réalité virtuelle (VR) sur la tête. Et pourtant, nous avons l'impression d'être assis côte à côte à la même table, nous voyons chaque mouvement de nos avatars en 3D et nous pouvons tous les deux écrire sur le tableau blanc du mur virtuel. «Dans les deux ou trois prochaines années, la plupart des vidéoconférences en 2D seront en metaverse avec des avatars numériques en 3D», prédit Bill Gates.

L'équipe de Rasmus Dahl, dont les bureaux sont situés au pied de l'Uetliberg à Zurich, développe la technologie de base, notamment les algorithmes qui permettent aux caméras des lunettes d'enregistrer et d'analyser les mouvements. L'homme vient de la start-up Zurich Eye, composée de huit collaborateurs, qui a été rachetée par Facebook en 2016. Aujourd'hui, le site emploie plus de 220 collaborateurs et devrait en compter 350 à 400 à la fin de l'année. Facebook veut créer pas moins de 10 000 nouveaux postes en rapport avec le metaverse dans l'espoir de construire des mondes parallèles meilleurs et plus attrayants que la concurrence.

Aujourd'hui, ce qui existe déjà en matière de metaverse est limité. Les précurseurs sont actifs dans le domaine du jeu: des mondes virtuels en pixels comme Fortnite ou Roblox, qui ne permettent certes pas encore une immersion tridimensionnelle à l'aide de lunettes VR, mais qui offrent déjà des aspects importants de ce qui constituera un jour le metaverse. Chaque mois, des millions de joueurs se retrouvent sur ces plateformes. En premier lieu pour s'entretuer. Mais de plus en plus pour faire évoluer ensemble le monde virtuel grâce à de nouvelles constructions, des objets, des vêtements virtuels (skins) ou des jeux dans le jeu. Ou pour assister ensemble à des concerts de stars comme Ariana Grande ou Travis Scott. Pas de long voyage, pas de contrôle d'accès, pas de risques météorologiques, nombre de places illimité: pas moins de quatre millions de personnes, principalement des jeunes, ont suivi avec leurs avatars le spectacle de Zara Larsson en mai dernier dans l'univers de jeu de Roblox. C'est aussi en raison de ce potentiel que Microsoft vient de dépenser 75 milliards de dollars pour s'offrir l'éditeur de jeux Activision Blizzard, la plus grosse acquisition de l'histoire de l'entreprise.

«Un deal très judicieux, analyse Marc Pollefeys. Ils ont beaucoup d'actifs et de capacités dans ce domaine», tandis que Microsoft possède déjà, avec le jeu Minecraft, un autre quasi-metaverse. Marc Pollefeys est assis dans une salle de conférence - une vraie, cette fois - idéalement située dans le centre-ville de Zurich. Depuis 2018, le professeur de l'EPFZ dirige ici un laboratoire pour Microsoft: 25 développeurs, dont plus de la moitié sont titulaires d'un doctorat, travaillent sur l'interprétation de l'espace à travers les caméras des lunettes HoloLens, propriété de Microsoft. «Nous sommes la colle qui permet de relier le monde numérique au monde physique», explique le professeur.

Microsoft ne veut pas seulement vendre beaucoup de lunettes, mais mettre en place tout l'écosystème rapidement: services cloud, intelligence artificielle, applications B2B, outils de productivité, toute entreprise qui s'intéresse au metaverse ne doit pas pouvoir passer à côté des produits du plus grand fabricant de logiciels au monde, tout comme Windows et Office ont été incontournables pendant des décennies. «Nous voyons beaucoup de potentiel dans le metaverse, mais nous ne ne concentrons pas toute l'entreprise sur ce domaine pour le moment», précise Marc Pollefeys. 

La Suisse romande n'est pas en reste

Ce n'est pas un hasard si deux géants de la technologie dirigent leurs activités metaverse mondiales depuis Zurich. Un cluster s'est formé autour de l'EPFZ, qui a défini comme priorités aussi bien la réalité virtuelle et augmentée (AR) que l'intelligence artificielle (IA). «L'écosystème ici fait qu'il est beaucoup plus facile d'attirer des gens, constate Marc Pollefeys, car ils savent qu'ils trouveront ici, si nécessaire, un autre emploi dans le même domaine.» Apple a ainsi acheté il y a quelques années le spin-off de l'EPFZ Faceshift, spécialisée dans le développement d'avatars animés. La start-up Dacuda a également été rachetée, en 2017, par Magic Leap. Le spécialiste américain de la technologie a connu un engouement à l'époque, puis a frôlé la faillite et s'est depuis réorienté vers les lunettes AR, qui affichent des informations générées par ordinateur dans le champ de vision réel. Et Disney Research, le département de développement du groupe cinématographique, travaille également à Zurich sur la numérisation de l'être humain pour créer des avatars. A cela s'ajoutent de nombreuses start-up: Animatico, par exemple, programme des avatars basés sur l'IA, Almer Technologies développe pour des applications industrielles des lunettes AR dont le poids et la taille ne diffèrent guère de ceux des lunettes normales.

La Suisse romande n'est pas en reste grâce à l'EPFL: Imverse permet de scanner en temps réel son propre corps en 3D pour des avatars, Dreamscape automatise la saisie des mouvements, Creal développe des lunettes VR agréables pour les yeux. Tous espèrent faire de l'argent. De nombreux chanceux aussi. L'année dernière, les droits fonciers numériques ont été vendus pour 501 millions de dollars sur les quatre plus grandes plateformes metaverse. En janvier dernier, ce chiffre s'élevait déjà à 85 millions, et pour l'ensemble de l'année, le bureau d'études de marché MetaMetric Solutions table sur près d'un milliard de dollars. Les prix des parcelles dépendent des mêmes facteurs que dans la vie réelle: taille, situation, vue, voisins... Avec une différence de taille: le terrain réel est limité, mais pas le métaverse - et il est possible de créer autant de métaverses que l'on veut, dont on ne sait pas lesquels joueront encore un rôle dans quelques années.

Pourtant, les prix explosent. Pour certaines parcelles de Decentraland, qui changeaient de mains pour 20 dollars en 2017, les prix atteignent désormais 100 000 dollars. Daniel Diemers a lui aussi acheté des terrains sur Decentraland, Sandbox et Cryptovoxels avec son entreprise de conseil en technologie SNGLR Group. «D'un point de vue stratégique, nous en sommes à la phase de délimitation des revendications», explique l'expert en blockchain zougois. Le rappeur Snoop Dogg a créé son propre petit monde sur Sandbox, le Snoopverse. En novembre, il y a organisé - pour la modique somme de 4000 dollars le billet - une soirée VIP dans la simulation de sa villa, où les invités ont pu admirer sa collection de cryptoarts. Cela a créé un tel buzz qu'il a pu revendre une autre maison virtuelle sur sa parcelle pour 450 000 dollars.«Pour un rien numérique, il obtient presque un demi-million», a raillé le Spiegel.

Pour Fabian Schär, professeur de technologie financière à l'université de Bâle, «nous sommes dans un engouement extrême». Il met en garde contre une perte totale: «Le risque est énorme, il faut en être conscient». Son collègue Edward Castronova, de l'Université de l'Indiana, qualifie même les ventes de terrains de système pyramidal. Cette ruée vers l'or est alimentée par les entreprises qui ouvrent avec enthousiasme leurs premières succursales dans le metaverse. Des marques de mode comme Gucci, Prada et Ralph Lauren ont inauguré leurs propres boutiques virtuelles alors que Nike a construit virtuellement des installations sportives entières sur le modèle du siège réel de l'entreprise. Walmart veut lancer des centres commerciaux où ce qui sera placé dans le caddie virtuel sera livré peu après au domicile de client par un coursier.

Ceux qui s'intéressent à l'art numérique, basé sur les NFT (non fungible tokens), peuvent l'acheter aux enchères dans la filiale Decentraland de la maison de vente aux enchères Sotheby's. Et le ministère des Affaires étrangères de la Barbade veut même ouvrir une ambassade à Decentraland. «Il s'agit pour les grandes entreprises de montrer leurs couleurs. La stratégie metaverse est également au coeur des discussion dans les conseils d'administration», explique Daniel Diemers. Les marques de mode et de luxe, notamment, flairent un nouveau marché de plusieurs milliards. Car celui qui, dans la vie réelle, attache de l'importance à son habillement et aux symboles de statut social, veut aussi habiller son avatar dans le metaverse. Tommy Hilfiger a, par exemple, lancé une ligne de vêtements numériques pour les avatars Roblox, Balenciaga une autre pour Fortnite. Les utilisateurs sont également prêts à dépenser de l'argent pour des baskets virtuelles de la marque culte Vans.

Nike ne peut pas rester à l'écart: récemment, le groupe a racheté le cordonnier virtuel RTFKT Studios (se prononce «artefact»), qui a réussi à vendre 600 paires de baskets virtuelles en sept minutes en février dernier. Le prix de plus de 5000 dollars comprenait également le droit à une paire physique. Morgan Stanley s'attend à ce que les marques de luxe à elles seules puissent réaliser un chiffre d'affaires supplémentaire de 60 milliards de dollars dans le metaverse en 2030. Les bénéfices augmenteraient ainsi de 25%, prédit-il. Effet secondaire positif: dans l'univers parallèle, les designers peuvent lancer leurs créations sans frais de production. Les boutiques réelles n'accueilleront plus que ce qui s'est déjà bien vendu virtuellement. Il est même question de nouveaux métiers permettant de gagner de l'argent réel, comme les concierges virtuels, les stylistes de metaverse, les agents immobiliers ou les guides touristiques...

Peu de casques sur le marché

Il est clair que le metaverse attire aussi comme scène publicitaire. Lorsque les DJ Paris Hilton, Flume, Deadmau5 et quelque 80 autres artistes se sont produits à Decentraland en octobre, les sponsors comme Playboy ou Heineken auraient payé des sommes à sept chiffres pour leurs affiches publicitaires. «Dans quelques années, une campagne de marketing n'évoluera pas seulement dans le monde physique, mais aussi dans le monde virtuel», explique Tom Hanan, fondateur de Webrepublic, la plus grande agence numérique de Suisse. Le showroom numérique avec le dernier modèle de voiture de sport en complément de l'essai classique, par exemple. Mais, les entreprises suisses n'en sont pas encore là. «Les clients sont intéressés et posent des questions, mais jusqu'à présent, rares sont ceux qui dépensent de l'argent dans le metaverse», constate Tom Hanan. La raison? «Aujourd'hui, les investissements nécessaires sont encore très importants.» Les applications B2B sont déjà plus prometteuses. Nvidia travaille par exemple sur des jumeaux numériques de machines et d'usines. Pour BMW, le fabricant de puces a créé une copie virtuelle exacte d'une usine afin de pouvoir simuler des modifications de la production avant de les mettre en œuvre. «Omniverse», c'est ainsi que le CEO Jensen Huang appelle ces homologues numériques, et il parle d'économies de coûts de l'ordre de 30 %. Le groupe de bière InBev coopère quant à lui avec Microsoft afin d'optimiser la fermentation dans 200 de ses brasseries grâce à des jumeaux virtuels.

En revanche, le consommateur se heurte encore à quelques obstacles sur le chemin du metarverse. D'une part, rares sont ceux qui disposent de lunettes VR, indispensables pour s'immerger dans la virtualité. Seuls quelques millions de ces casques sont en circulation dans le monde - à comparer aux 6,4 milliards de smartphones. Bien sûr, on peut aussi visiter le metaverse avec un téléphone portable bon marché. Mais, c'est alors aussi enthousiasmant qu'une symphonie sur une smartwatch plutôt que dans une salle de concert.«Il n'y a que peu de fabricants. Le choix de produits pertinents est donc restreint», explique Tosca Testorelli, spécialiste VR chez Digitec Galaxus. Le groupe a tout de même pu enregistrer une croissance constante du chiffre d'affaires de 20% au cours des dernières années: «La pandémie a encore renforcé la tendance.»

D'autre part, il y a le problème du «mal des transports» puisqu'environ un tiers des utilisateurs ont la nausée sous les lunettes, car les graphiques générés par ordinateur ont toujours une fraction de seconde de retard sur les mouvements de la tête. Sans compter que les appareils sont inconfortables à porter sur le nez (le modèle le plus vendu, l'Oculus Quest 2, pèse un demi-kilo) et que l'on commence rapidement à transpirer à cause de la chaleur dégagée par l'électronique tandis que le sens du toucher n'est pas encore utilisé dans le metaverse. A l'heure actuelle, tout ce que l'on veut faire dans cet univers virtuel reste compliqué. Pour l'interview avec Rasmus Dahl, un mise en place d'une heure a été nécessaire pour que tout soit calé. Bien sûr, ce sont des problèmes que le progrès technique résoudra un jour. Mais justement... un jour.

Le facteur décisif: l'humain

L'infrastructure informatique doit elle aussi faire face à de tout nouveaux défis. Graphiques 3D à haute résolution, son spatial, protocoles sur la chaîne de blocs: le metaverse nécessitera environ 1000 fois plus de puissance de calcul que les applications web actuelles, a estimé le fabricant de puces Intel. Même si une partie de cette puissance peut être fournie par des puces spéciales, comme celles intégrées par Microsoft dans ses lunettes AR HoloLens, les puissances de calcul actuelles ne peuvent pas y faire face. C'est pourquoi Meta construit actuellement un superordinateur géant. Lorsqu'il sera mis en service cet été, il devrait pouvoir effectuer cinq billions d'opérations de calcul par seconde, soit plus que les 500 plus grands ordinateurs du monde réunis aujourd'hui. D'autres constructeurs de metaverse devraient suivre. Ce que cela signifie en termes de besoins énergétiques et d'émissions de CO2 est une autre histoire. Le logiciel n'est pas en reste. Pour que l'expérience soit à peu près réaliste, l'IA doit encore s'améliorer de plusieurs dimensions, par exemple pour corriger automatiquement les erreurs de simulation.

Un facteur décisif restera toutefois, celui de l'être humain. Veut-on vraiment passer des heures et des jours dans un univers parallèle aux couleurs pastel, entouré d'innombrables avatars qui s'agitent constamment, mais coupé de la vie réelle? Surtout après des années de pandémie pendant lesquelles on a été privé de véritables possibilités de contact social et contraint à des sessions en ligne de plusieurs heures? Les analystes de Morgan Stanley se demandent à juste titre «quel problème le metaverse est censé résoudre pour des centaines de millions de personnes?». Car on peut déjà aujourd'hui faire du shopping, écouter des concerts en streaming, rencontrer des gens ou travailler ensemble sur des projets sur internet. Le patron de Tesla et de SpaceX, Elon Musk, qui n'est jamais à court de visions audacieuses, ne voit tout simplement aucune raison d'exister pour le metaverse. Il ne veut certes pas ressembler à «l'un des types qui ont rejeté internet dans les années 90, dit-il, mais le metaverse relève plus du marketing que de la réalité».

D'autant plus que tout cela a déjà existé. Second Life avait été lancé en 2003 et comptait environ un million d'utilisateurs mensuels à son apogée quatre ans plus tard. Il est possible d'y acheter des terrains ou des voitures virtuels, d'habiller des avatars avec des chaussures Adidas ou Reebok, de créer des œuvres d'art numériques, de visiter le quartier rouge, d'échanger une monnaie artistique appelée linden dollars (du nom de la société productrice Linden Labs) et de la convertir en argent réel. Parfois, des défilés de mode, des conférences de presse et des concerts - par exemple de Duran Duran - y avaient lieu: une forme précoce de metaverse, sans doute en avance sur son temps, mais qui n'était rien d'autre au fond. Après peu de temps, l'engouement est retombé et la plateforme ressemble désormais à un zombie. Seule la pandémie a redonné un peu de vie aux paysages grossièrement pixellisés. Interrogé sur les raisons de la disparition rapide de Second Life, le fondateur de l'entreprise Philip Rosedale répond qu'il a mal évalué le temps que les gens passaient réellement dans ce monde parallèle. Et il y avait un malaise croissant à n'interagir avec les autres qu'en tant qu'avatar. Il en va de même avec les nouvelles idées du metaverse. Selon Rosedale, «la question importante est toujours de savoir ce qui pousse les gens normaux à se rendre dans ces espaces en ligne». Il n'existe pas de réponse satisfaisante à cette question. Le fait que la technique soit aujourd'hui nettement plus avancée qu'il y a 20 ans à peine, que les graphiques aient une résolution plus fine et que les lignes Internet soient plus rapides, ne change rien à ce questionnement fondamental.

Qui de la protection des données?

D'autant plus que de nouvelles questions sont apparues entre-temps. Celle de la protection des données et de la vie privée, par exemple. Aujourd'hui, beaucoup s'inquiètent déjà de la trace de données qu'ils laissent en cliquant sur des sites web. Cette trace sera encore plus forte et donc plus attrayante pour les entreprises, si l'on plonge dans metaverse avec une caméra sur la tête, si l'on s'y déplace et si l'on y interagit. Meta a justement un problème de crédibilité à ce niveau-là après les scandales des données: un sondage aux Etats-Unis a montré que 77% des utilisateurs ne veulent pas d'un metaverse géré par la société de Zuckerberg. «La vie privée et la protection des données sont un élément clé de tout ce que nous développons», se défend Rasmus Dahl, mais que pourrait-il dire d'autre?

Et l'homme ne s'améliore pas lorsqu'il se cache derrière un pseudonyme et un personnage fictif fantaisiste, il a même plutôt tendance à s'empirer, comme le montrent les expériences faites avec Second Life ainsi qu'avec les médias sociaux. Comment gérer la protection des mineurs dans le metaverse, le harcèlement moral et sexuel, la fraude ? Que se passe-t-il lorsque des avatars sont piratés? Qui fixe les règles et surtout, qui les fait respecter? Ces questions se posent particulièrement pour les metaverse, derrière lequel ne se trouve pas, comme pour Sandbox par exemple, une seule entreprise. Non, c'est la communauté qui s'en charge, comme pour Decentraland, par exemple. Y aura-t-il un «darkverse», tout comme il existe un darknet sur internet, fréquenté principalement par les personnes qui ont des problèmes avec la justice? Parmi les grands groupes, c'est encore Apple qui est le plus susceptible de construire un univers parallèle digne de confiance. Comme toujours, le groupe ne dit rien de ses projets, mais il est frappant de constater qu'il aurait en fait tous les éléments pour le faire: des puces performantes pour les lunettes VR, des magasins dans lesquels on peut les essayer, un système de paiement qui fonctionne avec Apple Pay, un studio de télévision propre pour les contenus visuels, des droits musicaux. Bref, tout un écosystème. Et surtout, une réputation intacte, également en ce qui concerne la protection des données.

On peut d'ores et déjà dire qu'il n'y aura finalement pas un metaverse, comme il y a un internet. Il y aura différents metaverses, autonomes, tout comme il y a différents médias sociaux. On appelle cette constellation «walled garden». Celui qui pourra créer et exploiter le plus grand de ces jardins sera celui qui en profitera le plus sur le plan commercial, sur la vente de terrains, sur le commerce électronique et sur l'exploitation des données. On ne sait pas encore s'il ne sera pas possible d'échanger par-delà les murs du jardin, par exemple sur la base de la blockchain. Aujourd'hui, il faut construire chaque avatar, chaque objet, chaque bâtiment pour chaque metaverse.

Ainsi, beaucoup de choses concernant le metaverse relèvent encore de la fiction, beaucoup de choses n'ont pas été pensées, et encore moins mises en œuvre. «Nous n'en sommes qu'au début et sommes loin de tenir toutes nos promesses», déclare Marc Pollefeys, de Microsoft. «Pour les entreprises en dehors de l'industrie tech, il n'y a pour l'instant aucune raison de se presser vers le metaverse», concède Rasmus Dahl. Et il n'y a encore rien à en espérer sur le plan financier, «Il faudra encore dix ans au moins.» Il existe un vieil adage dans le secteur de la technologie qui se vérifie dans presque tous les bouleversements, qu'il s'agisse du world wide web, des smartphones, des médias sociaux, de l'intelligence artificielle ou même des voitures à conduite autonome: les effets à court terme de tels sauts technologiques sont généralement massivement surestimés. En revanche, les conséquences à long terme sont massivement sous-estimées. La première partie au moins de cette vérité se confirme une fois de plus avec le metaverse.

MK
Marc Kowalsky