Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, on parle à bien des égards d'un changement d'époque. Des déclarations du patron de BlackRock, Larry Fink, ont notamment été interprétées comme signifiant qu'il voyait la fin de la mondialisation. Qu'en pensez-vous?
Ce n'est pas ce qu'il a dit, il a plutôt indiqué que nous entrions dans une autre phase de la mondialisation. Nous avons déjà assisté à une sorte de recâblage de la mondialisation avec la crise du Covid-19, et cela avait déjà commencé avec la crise financière. Si l'on met le commerce mondial en relation avec la production économique mondiale, on voit très clairement que le point culminant a été atteint en 2007. L'intégration très poussée de l'ensemble de l'économie mondiale, avec son interconnexion internationale extrême, se transforme désormais en quelque chose de tout à fait différent et ce changement est très profond.

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Qu'est-ce qui caractérise cette nouvelle phase de la mondialisation?
Avec toutes les crises, il est devenu clair que nous avons besoin de plus de résilience, de plus de tampons. C'était la conclusion à tirer pour le secteur financier après la crise financière. Entre-temps, nous avons vu que cela s'applique également à l'économie réelle et aux chaînes d'approvisionnement mondiales. Et maintenant, il y a la géopolitique. Deux blocs se sont formés. Au sein de ces blocs, nous verrons peut-être à nouveau une plus grande intégration économique. Dans le même temps, les deux blocs vont s'éloigner davantage l'un de l'autre.

De quels blocs parlons-nous? L'«Occident» versus un bloc avec la Chine et la Russie au centre?
C'est une vision bien trop simpliste, même si nous préférerions entendre que tout le monde est contre la Russie. L'éclatement de l'ancien consensus mondial est un sujet bien plus vaste et l'évolution n'est pas encore terminée. Par exemple, 35 pays n'ont pas soutenu la résolution de l'ONU contre la Russie. Ensemble, ils représentent environ la moitié de la population mondiale. En Suisse en particulier, en tant que petite économie ouverte, il faut réfléchir très attentivement à la manière dont nous nous positionnons dans ce monde.

Selon vous, comment les rapports de force ont-ils évolué?
L'idée d'un bloc européen souverain, sur lequel repose l'UE, a énormément souffert ces dernières semaines. Parallèlement, nous assistons à une résurgence extrême de la superpuissance américaine. La manière dont elle utilise la politique économique et financière comme arme a atteint des proportions complètement nouvelles. On le voit dans tous les domaines. Là encore, il est trop tôt pour dire exactement ce que cela signifie pour l'Europe. Mais il faut malheureusement constater que l'évolution récente a fortement miné l'idée d'une souveraineté européenne sur le plan géopolitique.

Vous parlez de l'idée que l'Europe peut devenir une puissance indépendante?
Exactement. L'idée que l'Europe puisse être une troisième puissance est fortement ébranlée. C'est en tout cas ce que l'on constate actuellement. Nous observons une dépendance totale vis-à-vis de l'arsenal américain et de la puissance qui en découle. Cela va même beaucoup plus loin. Nous le constatons avec les sanctions, pour lesquelles les Européens se sont complètement alignés sur les Américains.

En Europe, on se réjouit du rôle que jouent les Etats-Unis dans ce conflit avec la Russie.
Il y a actuellement un grand enthousiasme. On dit que l'Occident s'est trouvé et qu'il est beaucoup plus uni. Cependant, il faut bien réfléchir en Europe pour savoir si c'est un avantage à long terme, même s'il n'existe pas d'autre choix à l'heure actuelle. Mais, les rêves et les ambitions d'une souveraineté européenne, d'une voie européenne autonome, se sont assez rapidement évanouis. Je considère cela comme une grande menace.

Pourquoi parlez-vous de menace?
L'idée d'une Europe comme troisième pôle de puissance entre les États-Unis et la Chine, d'une Europe capable de prendre une position propre, était un grand espoir. L'Europe voulait offrir des alternatives, par exemple en matière de politique de sécurité, de marchés financiers, de systèmes de paiement, de modèles commerciaux ou de monnaie. Mais les Européens n'avaient pas d'autre choix que de se rallier aux Etats-Unis, ne serait-ce que pour des raisons militaires, et ces derniers ont bénéficié d'un pouvoir énorme lors des décisions de sanctions.

Comment cela se présente-t-il pour la Suisse? Comment doit-elle se positionner par rapport à l'Europe dans ce contexte?
Je n'aurais pas la prétention de recommander quoi que ce soit à la Suisse. Et comme je l'ai dit, nous sommes très tôt dans le processus. Mais ce qui me semble judicieux dans un tel environnement, c'est d'agir avec sagesse, de gagner du temps et d'attendre de voir comment les choses évoluent. Ce n'est pas le moment de tomber dans la tactique et de chercher le prochain tour de table. Si nous voyons maintenant qu'un système bipolaire se met à nouveau en place, cette fois entre l'Occident dominé par les Etats-Unis, et la Chine, il faut déjà se demander ce que cela signifie pour la Suisse et sa neutralité.

La Suisse n'a pas été très neutre ces derniers temps.
La neutralité a en effet été très rapidement mise à mal, et ce sans modification de la Constitution et sans base juridique claire. Je me demande aussi ce que cela signifie pour la place financière, si tout à coup nous ne sommes plus considérés comme un pays neutre. Et aussi pour la diplomatie, si l'on désir offrir nos bons services, mais qu'en même temps, nous ne sommes plus vraiment neutres et donc plus sollicités. Je me demande surtout ce que cela signifie à long terme pour notre relation avec l'UE.

Quelles sont vos réponses?
Toutes ces questions sont à mon avis très ouvertes aujourd'hui. Mais si le monde revient à une sorte de logique de guerre froide, il faudra repenser et articuler différemment notre stratégie de politique étrangère. Nous sommes confrontés à un très grand défi.

Est-ce une erreur de la part de la Suisse d'avoir très vite participé aux sanctions?
Ce qui m'inquiète, c'est l'arbitraire juridique avec lequel on a parfois agi. Qui décide quels comptes doivent être fermés, ce qui oblige les entreprises à stopper leurs activités parce qu'elles n'ont plus accès aux banques et ne peuvent plus payer les salaires? Qui décide de qui est proche de Poutine? Je ne serais pas étonné qu'il y ait une grande inquiétude chez les clients des banques suisses, parce qu'ils ont compté pendant des années sur la constance, la sécurité juridique et le long terme de la Suisse. C'étaient les valeurs clés de la place financière suisse.

Que pensez-vous de l'invasion de l'Ukraine par la Russie?
La guerre en Ukraine est une évolution dévastatrice, dramatique et tragique, qui s'est toutefois préparée pendant des années, voire des décennies. Depuis 2008 au plus tard, cette histoire n'a cessé d'évoluer dans le mauvais sens. Tout me rappelle beaucoup la célèbre citation de Friedrich Dürrenmatt dans Les physiciens: «Une histoire est achevée lorsqu'elle a pris la pire tournure possible.»

Tout cela pourrait mener à une troisième guerre mondiale. Pensez-vous que cela soit possible?
D'autres sont bien plus qualifiés que moi pour en juger. Mais, personnellement, je suis très inquiet. Nous vivons actuellement sans aucun doute l'un des moments les plus dangereux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, surtout si l'on se trouve au cœur de l'Europe.

Vous avez parlé du regain d'importance des États-Unis. A quel point les Américains sont-ils fiables? Cette année, il y a des élections pour le Congrès. Le parti de Donald Trump, les républicains, devrait gagner. Peut-être que Donald Trump lui-même reviendra dans deux ans.
C'est une question très légitime. D'une part, la question de la continuité de la politique américaine actuelle se pose effectivement. D'autre part, comme nous l'avons dit, les Etats-Unis ont encore énormément gagné en puissance. L'incertitude quant à l'orientation politique de cette puissance accrue devrait préoccuper tous ceux qui croient en un rôle autonome de l'Europe dans le monde.

Parlons aussi des conséquences économiques de la guerre.
Le principal problème actuel est une inflation élevée, conséquence d'un double choc de l'offre. Après la fin du lockdown, la demande a augmenté beaucoup plus que l'offre. Cela a entraîné d'énormes goulets d'étranglement dans les chaînes d'approvisionnement. Et cela a donné une première impulsion à l'inflation. Puis, au pire moment, la guerre est venue s'y ajouter. Cela a entraîné un deuxième choc massif de l'offre, en premier lieu du côté de l'énergie, et cela a encore augmenté l'inflation. La probabilité qu'elle reste élevée à long terme a donc également augmenté.

 

Philippe Hildebrand

Philipp Hildebrand : Tout me rappelle beaucoup la célèbre citation de Friedrich Dürrenmatt dans "Les physiciens" : "Une histoire est achevée lorsqu'elle a pris la pire tournure possible".

© Daniel Winkler

Pourquoi les bourses se maintiennent-elles si bien malgré ces risques?
Il y a plusieurs explications à cela. Au cours des vingt dernières années, les banques centrales ont créé d'énormes liquidités. Après chaque crise, les recettes d'approvisionnement en argent ont été appliquées de manière encore plus agressive. A la fin, on en est même arrivé à une coordination plus ou moins explicite entre la politique monétaire et la politique fiscale, à une activation massive de fonds publics, et à une inondation de liquidités sur les marchés. Cette inondation de liquidités a, à elle seule, encouragé massivement les placements financiers. Il faut bien placer cet argent.

Y a-t-il d'autres explications?
Aux États-Unis, les prévisions de bénéfices sont toujours positives. A cela s'ajoute le fait que les marchés obligataires sont actuellement très peu attractifs compte tenu de l'inflation. C'est pourquoi l'argument classique selon lequel il n'y a pas de bonne alternative aux placements en actions a du poids.

Qu'en est-il de l'économie réelle?
Après la disparition de la crise Covid-19, la dynamique de croissance aux États-Unis est actuellement encore assez robuste. Cela donne aux États-Unis un tampon et les protège actuellement d'une stagflation.

Et en Europe?
En Europe, la situation est différente si l'on considère la grande dépendance énergétique et le choc des prix du gaz et du pétrole. Nous sommes toujours beaucoup plus dépendants de ces matières premières, et en même temps, nous avons ici une marge de croissance beaucoup plus faible qu'aux États-Unis. Les dernières prévisions montrent que le choc énergétique a un impact massif sur la croissance. Concrètement, elle pourrait donc être inférieure d'environ 2%. Je pense donc que le risque de voir l'Europe glisser vers une stagflation est relativement élevé. Peut-être y sommes-nous déjà.

Pour vous, que devraient faire les banques centrales dans cette situation?
Il est important de comprendre que l'inflation ne provient pas d'une surchauffe de l'économie. Environ 50% de la hausse des coûts du pétrole est due à l'explosion de la demande après les lockdowns successifs. Le simple fait d'augmenter les taux d'intérêt ne peut pas résoudre le problème de la hausse des coûts de l'énergie, à moins d'augmenter les taux d'intérêt au point de plonger l'économie dans une récession massive. C'est ainsi que les goulets d'étranglement se résorbent également parce que la demande s'effondre et que le chômage augmente fortement. 

Mais que reste-t-il alors?
Ce qui me semble manquer, surtout en ce qui concerne les deux grandes banques centrales, la Fed et la BCE, c'est de l'honnêteté sur ce sujet: elles craignent de dire clairement qu'avec des hausses modérées des taux d'intérêt, elles ne peuvent pas faire grand-chose dans la situation actuelle. Et elles n'expliquent pas assez clairement ce qu'elles veulent.

De récentes déclarations laissent présager une hausse prochaine des taux d'intérêt et même, aux Etats-Unis, une réduction rapide du bilan.
Ces derniers jours, la communication des deux banques centrales a en effet été soudainement très agressive. Il est difficile de savoir si elles veulent à présent lutter contre l'inflation en étouffant la reprise. Pour cela, il faudrait des hausses de taux d'intérêt bien plus importantes que celles attendues actuellement sur les marchés. Et on ne sait pas non plus s'il s'agit uniquement d'une normalisation. Le fait que les taux d'intérêt doivent être normalisés n'est absolument pas contesté.

Mais cela signifie que l'inflation aux Etats-Unis et en Europe restera élevée pendant longtemps.
Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Les banques centrales ne seront pas en mesure d'augmenter les taux d'intérêt de manière à réduire réellement l'inflation de manière significative. Elles devront vivre avec une inflation plus élevée. Le plus grand danger à cet égard est que les anticipations d'inflation à long terme s'envolent vers le haut. Il faudra alors appuyer massivement sur le frein. Il faudrait en fait déclencher une crise conjoncturelle pour que tout redevienne sous contrôle.

Comment voyez-vous les futures actions des deux grandes banques centrales?
Je pense que les banques centrales veulent maîtriser les attentes inflationnistes avec des mots forts. En même temps, elles savent très bien qu'elles doivent en priorité tout normaliser. Elles savent très bien qu'il serait très difficile d'appuyer massivement sur le frein car les coûts économiques consécutifs seraient alors très élevés.

Et si les anticipations inflationnistes augmentent effectivement et qu'une spirale prix-salaires rend l'inflation autonome?
On parle des anticipations inflationnistes à long terme comme si elles étaient parfaitement mesurables. Mais nous ne savons pas vraiment comment cette dynamique évolue. Ce qui est sûr, c'est que si elle devient incontrôlable, nous aurons un énorme problème. On ne peut pas le comprendre correctement avant qu'il ne soit trop tard. Nous devrions alors augmenter très fortement les taux d'intérêt, ce qui équivaudrait à un énorme effondrement économique.

Qu'est-ce que cela signifie concrètement?
En Europe, nous aurions des taux de chômage à deux chiffres. Imaginez la situation politique: Covid-19 à peine terminé, guerre, migration en provenance d'Ukraine et peut-être aussi, cet été, d'Afrique et de certains pays arabes, et en plus des taux de chômage à deux chiffres. Cependant, la probabilité que les attentes inflationnistes à long terme tirent vers le haut est sans aucun doute devenue plus grande.

Comment jugez-vous la situation de départ pour la Suisse et la BNS?
La Suisse a plusieurs grands avantages: grâce au franc et à l'histoire, l'inflation est beaucoup plus faible en Suisse, même si la dynamique est similaire à celle d'autres pays. De plus, la Banque nationale suisse (BNS) jouit de la plus grande crédibilité en ce qui concerne l'ancrage de la stabilité des prix et des anticipations d'inflation. Contrairement à d'autres banques centrales, la BNS n'a jamais dû puiser dans l'armoire à poison. Elle n'a jamais mélangé la politique fiscale et la politique monétaire.

La Suisse connaîtra-t-elle aussi une normalisation des taux d'intérêt?
Je n'ai absolument aucun doute sur le fait qu'une normalisation aura lieu dans le monde entier, et ce plus rapidement que ce que l'on supposait il y a encore quelques semaines. Cela donne une certaine marge de manœuvre à la Banque nationale.

Philippe Hildebrand
  • Fonction: vice-président de BlackRock
  • Age: 58 ans
  • Famille: Philipp Hildebrand est en couple avec la Suissesse et Russe d'origine Margarita Louis-Dreyfus. Ils ont ensemble des filles jumelles. La milliardaire Margarita Louis-Dreyfus dirige le groupe d'entreprises du même nom. Une autre fille de Philipp Hildebrand est issue de son précédent mariage avec la galeriste Kashya Hildebrand.
  • Formation: doctorat en relations internationales à l'université d'Oxford après des études à l'université de Toronto (bachelor) et à l'Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (master). Maturité à Zurich.

Carrière (principales étapes)

  • 1983/1984: double champion suisse de natation.
  • 1994 à 1995: membre de la direction du Forum économique mondial (WEF) à Genève.
  • 1995 à 2000: travaille pour le hedge fund Moore Capital Management à Londres et à New York, et à partir de 1997 en tant que partenaire
  • 2000 à 2001: Chief Investment Officer à la banque Vontobel à Zurich
  • 2001 à 2003: Chief Investment Officer et directeur général à l'Union Bancaire Privée à Genève
  • 2003 à 2012: membre de la direction générale de la BNS
  • 2010 à 2012: président de la direction générale de laBNS
  • Depuis 2008: membre du «Groupe des 30» («Group of 30»), un comité consultatif composé de représentants de premier plan des banques centrales, de la politique et de la science économique.
  • Depuis 2012: vice-président du plus grand gestionnaire d'actifs au monde, BlackRock (plus de 10 000 milliards de dollars d'actifs sous gestion) et membre du comité exécutif mondial.
  • 2020: candidat du Conseil fédéral au poste de secrétaire général de l'OCDE. L'Australien Mathias Cormann a été élu.