«Désormais, je m’en tiens au strict minimum, en attendant de trouver un meilleur emploi.» Benjamin*, 30 ans, agent de maintenance dans une école, ressent une grande lassitude face à ses tâches professionnelles. «J’ai été embauché pour assurer seul la gestion d’une école entière. Dès le début, je me suis senti submergé par la charge de travail, au point que j’ai demandé à réduire mon taux d’activité de 50%, pour qu’une deuxième personne soit embauchée. La direction est entrée en matière et nous sommes aujourd’hui deux employés à temps partiel, mais entre-temps l’établissement s’est agrandi et avec lui la charge de travail. Il y a un besoin évident de recruter, mais la direction reste les bras croisés. Je me suis longtemps démené pour améliorer la situation, mais maintenant je me suis résigné.»

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En «désengagement actif»

Après la vague de démissions massives de 2021 aux Etats-Unis surnommée «The Great Resignation» – dont les effets se sont fait ressentir jusqu’en Suisse –, un nouveau terme, venu lui aussi d’outre-Atlantique, sème le trouble dans le monde du travail. Le quiet quitting, ou démission silencieuse, fait le buzz sur TikTok. La méthode consiste à refuser l’implication excessive au travail, autrement dit à ne pas faire d’heures supplémentaires, à refuser d’être joignable en dehors des heures de bureau, à effectuer uniquement les tâches correspondant à sa fonction.

Selon le cabinet de conseil Gallup, près de 50% du personnel américain serait en situation de quiet quitting, et près de 18% en «désengagement actif», à savoir une situation encore plus problématique où les employés négligent leur travail au point de ne plus faire correctement ce que l’employeur attend d’eux. En Suisse, aucun chiffre n’est pour l’instant avancé et, même si les conditions de travail généralement meilleures laissent penser que le phénomène ne se manifeste pas de façon aussi spectaculaire qu’aux Etats-Unis, le spectre des vagues de démissions post-covid, notamment dans l’hôtellerie, reste présent.

«C’était mon troisième contrat post-CFC, le poste était prometteur, se souvient Ulysse*, comptable de 27 ans dans une entreprise de construction vaudoise. Grâce à l’expérience accumulée au fil des ans, j’allais enfin assumer de nouvelles responsabilités et cette perspective me réjouissait profondément. Mais j’ai vite déchanté.» Le Vaudois ne s’en cache pas: la désillusion de son travail lui a laissé un goût amer. «Je me suis senti abandonné à mon sort, mes tâches ne s’apparentaient en rien à ce que mon employeur m’avait laissé entendre.»

Rejet de la pression liée à la performance

Pour certains, le quiet quitting consiste à rejeter la pression imposée sur le lieu de travail en s’en tenant strictement à son cahier des charges. La tendance fait écho aux revendications d’une nouvelle génération d’employés qui valorisent davantage l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et qui n’hésitent plus à rejeter la pression liée à la performance. Pour d’autres, le terme englobe une réalité bien plus large: toute personne en souffrance sur son lieu de travail qui ne démissionne pas physiquement plonge dans le quiet quitting, sans que ce dernier soit forcément le corollaire d’une révolte en partie assumée face à un monde du travail qui demande de faire toujours plus avec moins.

«Le mécontentement sur le lieu de travail peut donner lieu à une démission active. Lorsqu’une personne n’est pas satisfaite, elle finit par trouver mieux ailleurs et s’en va. Le quiet quitting est plus insidieux, c’est une démission psychologique qui ne se traduit pas en acte», observe Dominique Ben Dhaou, consultante en ressources humaines et fondatrice de PointNorth à Genève. «Cela alimente les émotions négatives, la culpabilité et le manque de confiance, avec des effets délétères pour les deux parties.»

Même si le terme quiet quitting était encore inconnu il y a un an, «le phénomène en soi n’est pas nouveau, ajoute la spécialiste. En revanche, il est aujourd’hui nommé et identifié comme un véritable enjeu.» En outre, il touche tous les secteurs et toutes les classes sociales, les diplômés d’études supérieures étant largement concernés.

Des managers et des RH démunis

Diplômée en traduction et communication, Aurore*, 23 ans, décroche son premier emploi post-universitaire dans une grande entreprise genevoise de commerce en ligne en tant que traductrice. Passionnée par la communication, la jeune femme est attirée par l’aspect marketing du poste et la perspective d’un lieu de travail dynamique où la prise d’initiatives semble valorisée. Là encore, les espoirs sont vite douchés. «Non seulement aucune de mes propositions n’était prise au sérieux, mais les tâches inhérentes au cahier des charges étaient bien différentes de ce que décrivait l’offre d’emploi. J’étais venue pour traduire et rédiger, voire travailler sur de nouveaux projets marketing, et je me suis retrouvée à m’occuper très souvent de la maintenance de leur site internet. En définitive, j’en étais réduite à faire du copier-coller toute la journée. Au début, on s’accroche à l’espoir que la situation évolue, mais on baisse vite les bras.»

Dans son entreprise de construction, Ulysse a lui aussi fait face à des situations où la nature même du travail prenait des dimensions à la limite de l’invraisemblable. «Le patron m’a demandé de travailler sur un de ses chantiers, activité pour laquelle je n’ai aucune qualification, sans même me fournir l’équipement adéquat. Je me suis exécuté une fois pour rendre service, puis je me suis rendu compte que c’était non seulement absurde, mais aussi problématique au regard de la loi», témoigne le comptable de formation.

Ces situations ne sont pas seulement dues à des managers indifférents aux émotions de leurs employés. «Les managers et les ressources humaines sont souvent démunis, tempère Dominique Ben Dhaou. D’une part, la vulnérabilité et les émotions ne font pas partie de notre culture du travail. Trop souvent, dans les entreprises, montrer ses états d’âme, c’est manquer de professionnalisme. Les solutions existent et la majorité des cas pourraient être évités si le personnel était mieux compris et écouté. Mais il faut pour cela que les entreprises agissent dans le sens d’une meilleure gestion du facteur humain et, pour beaucoup, c’est un pas difficile à franchir car il revient à admettre qu’il y a un problème.»

Séparation à l'amiable préférable

D’autre part, les quiet quitters peuvent aussi prendre les choses en main et quitter leur poste. Une séparation à l’amiable est préférable à un statu quo nocif tant pour les supérieurs et les collègues que pour la personne elle-même. Or le système de couverture sociale suisse n’incite pas à prendre une telle décision. «D’un point de vue financier, mieux vaut faire un burn-out et partir en arrêt maladie que de démissionner», déplore Dominique Ben Dhaou. Un avis partagé par Aurore, Benjamin et Ulysse, qui ont tous trois désigné l’insécurité financière comme l’épée de Damoclès qui les empêchait de démissionner.

Aurore et Ulysse ont fini par quitter leur emploi. «Ma démission a étonné ma supérieure, raconte Aurore. Ma lassitude était pourtant palpable; pendant des mois, j’effectuais bien mes huit heures de présence, mais je ne restais pas une minute de plus.» Benjamin assure quant à lui continuer à faire son travail sans se laisser submerger. Mais pour lui, une chose est sûre: «Dès qu’une meilleure opportunité se présentera, je m’en irai sans hésiter.»

* Noms connus de la rédaction.

 


#quietquitting

Tou est parti de cet utilisateur de TikTok. 

Avec les réseaux sociaux, le phénomène s’est propagé en Europe comme une traînée de poudre.  L’expression provient d’un utilisateur de TikTok qui a publié un message sur le réseau social durant l’été 2022 qui a été vu plus de 3 millions de fois. 

 

Carré blanc
Julien Crevoisier