Regardez-moi dans les yeux et répondez honnêtement. Avez-vous passé des heures précieuses de votre vie à coller des post-it contre les murs? Durant vos heures de travail? Oui, n’est-ce pas? Ne dites pas le contraire, même moi, je l’ai fait.

Rappelez-vous qu’un post-it (en français on dit «étiquette repositionnable» ou «note adhésive» mais ça fait évidemment moins dynamique) au départ, c’est un petit papier avec une partie autocollante, inventé à la fin des années 1970 pour tester une colle qui se décolle, et destiné à être un pense-bête: «acheter pain, beurre, poireaux, papier-toilette, café». Ou alors à être collé sur la vitre de salle de bains avec «je t’aime» dessus. Ou avec un smiley marqué «merci». Ou encore pour se le mettre sur le front à Noël après la dinde et la bûche, avec le nom d’une célébrité, et on doit jouer à deviner qui on est. Bref, le post-it, à la base, c’est un accessoire de papeterie simple, pratique, et hem… humain.

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Aujourd’hui, le post-it a envahi nos salles de séminaires vides et nos cerveaux encombrés. Ce n’est plus un petit bout de papier coloré utilitaire, mais un outil au service du «management agile». Il est devenu, je cite: «stimulateur d’échange» et «vecteur d’hypercollaboration». Voilà, voilà. Dans des temps immémoriaux, on se livrait à des «brainstormings» (on utilisait déjà un terme anglais parce que «tempête de cerveaux», ça ne le faisait pas). On avait les pieds sur les bureaux et il n’y avait pas que les cerveaux qui fumaient. Ou alors on allait au bistrot, parlant tous en même temps, prenant des notes sur les sets de table et demandant à la cantonade: «Quelqu’un veut encore un coup de blanc?»

De nos jours, on entre à la file indienne et en silence dans une salle de conférences impersonnelle où nous attend à chaque place le kit standard du participant lambda au monde merveilleux de la stratégie d’entreprise: un sous-main noir, une multiprise, un stylo, une eau plate et une eau gazeuse (la fête!) et des post-it. On ne réfléchit pas, on «met des cerveaux ensemble» dans une «démarche collaborative» de «design thinking», ou de «conception créative». Et à un moment donné, sous les ordres d’un «facilitateur», on se lève, non pas pour aller chercher un verre de blanc ou fumer sa clope dehors, mais pour aller coller les fameux post-it contre les murs.

Le point positif, c’est qu’après trois heures de PowerPoint, ça détend les muscles, c’est le petit exercice physique du jour, quoi. On regroupe les post-it verts, jaunes, roses, et dessus, il y a des mots comme «intelligence émotionnelle», «capital humain», «empathie», «conduite du changement». L’exercice est régressif car on a le droit de dessiner contre les murs, et valorisant car on se prend pour Les experts à Las Vegas devant leur tableau en verre. Moi, ça me fait plutôt penser au jeu de l’âne, vous vous souvenez quand on était petits? Aux anniversaires? On a les yeux bandés, il y a un âne sans queue dessiné sur le mur, et il faut avancer et coller la queue de l’âne au bon endroit. Et on gagne non pas des parts de marché, mais des bonbons.

Transition numérique oblige, il existe désormais des versions électroniques du brainstorming post-it, on peut donc jouer avec les petits carrés colorés par visioconférence, les déplacer, et même les liker.

A la fin de ces réunions, tout le monde est aligné debout (ou assis si c’est en distanciel) devant le puzzle coloré en se disant: «Bon, maintenant comment ce truc, établi grâce à un coach qu’on a payé une fortune alors que la boîte est par ailleurs en plein plan d’économies, comment ce puzzle coloré, donc, va pouvoir sortir notre entreprise de la mouise?» Ben c’est une bonne question. Généralement il n’y a pas de réponse. Damned, il va falloir organiser une nouvelle séance.

Carré blanc
Martina Chyba