Phida Groupe, c’est 90 ans d’histoire, 500 collaborateurs, 27 sociétés, quatre secteurs d’activité et deux dirigeants qui n’ont pas froid aux yeux. Alain Joseph, administrateur et actionnaire unique, travaille main dans la main avec Bastien Sauve, son jeune CEO. C’est sous l’impulsion de ce dernier que l’idée de passer à la semaine de quatre jours payés cinq est arrivée. Confiant, Alain Joseph l’a suivi. Pour un groupe principalement actif dans la construction, secteur traditionnellement peu ouvert à l’innovation, cette initiative fait figure de révolution. Quelles sont les motivations d’une telle décision? Quels sont les risques? Pour quels objectifs? Les deux dirigeants décortiquent pour nous un choix précurseur qui pourrait bien secouer tout un secteur d’activité. 

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Vous vous apprêtez à tester la semaine de quatre jours payés cinq dans deux sociétés avant de généraliser cette mesure à l’ensemble du groupe si le test est concluant. Pourquoi?

Bastien Sauve: Nous réfléchissions de manière générale aux actions à mettre en place pour améliorer le quotidien de nos collaborateurs quand je suis tombé sur le podcast Génération Do It Yourself, qui parlait de la semaine de quatre jours. C’est le président du groupe LDLC, leader français de l’e-commerce dans les équipements informatiques, qui expliquait les effets bénéfiques de la semaine de quatre jours. Malgré 20% de travail en moins par semaine, la productivité est restée la même. Les 1000 employés, plus reposés, plus motivés, ont compensé ce jour perdu sans heures supplémentaires. Je me suis demandé si ce modèle pouvait être transposé dans le domaine de la construction en Suisse et j’en ai parlé à Alain, qui s’est montré ouvert.

L’idée est donc bien de travailler un jour de moins sans compenser par des heures supplémentaires? 

B. S.: Les collaborateurs ne travailleront plus le vendredi, mais nous allons mener une réflexion sur la productivité pour améliorer notamment nos plannings d’exploitation. Nous disposons d’une réelle marge de progression pour augmenter l’efficience de nos équipes sur les chantiers, avec une meilleure préparation en amont. 

Alain Joseph: Il y aura bien entendu une compensation à trouver du côté des employés, mais je suis confiant. Ils auront la motivation pour le faire, car ils bénéficieront d’un réel gain de qualité de vie. J’aimerais vraiment que nous arrivions à une opération gagnant-gagnant pour les employés et l’employeur. D’ailleurs, nous mènerons prochainement des discussions avec les syndicats pour tout mettre en place dans le respect de la loi. 

Est-ce que vous avez déjà calculé l’impact financier de cette décision sur l’entreprise? 

B. S.: En organisant mieux le travail, nous devrions parvenir à augmenter la productivité de 5% pour arriver, au final, à une opération blanche sur le plan financier. Par ailleurs, je suis persuadé que les accidents professionnels et les absences pour cause de maladie diminueront, car le bien-être des employés sera amélioré. 

«Quand Bastien Sauve est arrivé avec cette proposition, j’ai essayé de ne pas avoir une réaction de 'vieux con'.»

 

A. J.: La part de la main-d’œuvre sur le chiffre d’affaires net est d’environ 35%. Si l’on enlève un jour de travail par semaine, ça représente 7%, et c’est ce chiffre que nous pouvons compenser grâce à une hausse de productivité et à une organisation plus efficiente.

Est-ce que cette initiative a aussi pour but d’améliorer l’attractivité des métiers de la construction auprès des jeunes?

B. S.: Notre première motivation visait à améliorer le quotidien de nos collaborateurs. Mais il est clair que cette initiative jouera forcément un rôle positif en matière de recrutement.

A. J.: Nous sommes conscients que les métiers de la construction restent difficiles et je pense sincèrement qu’en travaillant quatre jours par semaine les employés arriveront en meilleure santé à l’âge de la retraite que les générations précédentes.

La pandémie a-t-elle accéléré les réflexions sur l’amélioration des conditions de travail?

B. S.: Non, ce n’est pas la pandémie qui a déclenché cette réflexion, nous y pensons depuis l’été 2021. Mais il est certain qu’avec le covid, le terreau s’avère particulièrement fertile pour mettre en place ce type d’initiative.  

Alain Joseph, vous avez toujours travaillé à 200%, vous êtes le propriétaire du groupe, comment avez-vous réagi lorsque Bastien Sauve vous a parlé de ce projet?

A. J.: Quand il est arrivé avec cette proposition, j’ai essayé de ne pas avoir une réaction de «vieux con». J’ai confiance dans son regard et sa sensibilité sur la situation du marché du travail et sur l’avenir de l’entreprise. J’ai naturellement plus de doutes que lui sur ce projet mais je sais que nous allons y arriver. Je vois aussi que la génération de Bastien, qui est pratiquement celle de mes enfants, ne travaillera plus comme la mienne et je pense que c’est la meilleure chose qui puisse arriver. La course effrénée au toujours plus, pour consommer davantage, n’est plus d’actualité. En matière de temps de travail, comme d’environnement, il est urgent de changer nos habitudes, car ces deux aspects sont liés.

<p>Phida regroupe 27 sociétés actives dans quatre secteurs d’activité, la construction, le service, l’événementiel et l’investissement. Cinq cents collaborateurs de 18 nationalités différentes travaillent pour le groupe. La part de femmes s’élève à 12%.</p>

Phida regroupe 27 sociétés actives dans quatre secteurs d’activité, la construction, le service, l’événementiel et l’investissement. Cinq cents collaborateurs de 18 nationalités différentes travaillent pour le groupe. La part de femmes s’élève à 12%.

© Instagram Phida

Alain Joseph, en tant que propriétaire, à quel point êtes-vous prêt à sacrifier une partie de vos dividendes pour la semaine de quatre jours?

A. J.: Sans trahir de secret, je n’ai que très rarement touché des dividendes, j’ai toujours réinvesti dans le groupe. Mais oui, je suis prêt à «freiner» le développement de mes entreprises, car j’aime le risque. Si nous y arrivons, nous aurons réuni employés et employeur autour d’un même projet et c’est rare. Mais attention, les marges dans le secteur de la construction sont passées de 8% il y a dix ans à environ 3% aujourd’hui. Nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer. Le cas échéant, nous devrons avoir la sagesse et l’humilité de revenir en arrière, même si je ne le souhaite pas. 

Alain Joseph, vous avez subi un gros burn-out il y a dix ans. Est-ce que cet épisode a influencé votre décision sur ce projet?

A. J.: Non, ce n’est pas lié au burn-out. J’ai compris il y a une dizaine d’années que je ne regrettais rien de mon parcours professionnel, mais que je ne souhaitais pas à mes enfants de travailler six jours sur sept comme je l’ai fait. Je crois que l’interaction que je vis au quotidien avec des jeunes à des postes clés de l’entreprise a aussi contribué à changer ma vision de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Comment vont réagir vos concurrents à cette idée de semaine de quatre jours payés cinq?

A. J.: La concurrence dans notre secteur est très forte. Nos concurrents sont des entrepreneurs intelligents. Ils vont se poser des questions, certains vont douter de notre initiative ou trouver l’idée géniale. Je sais qu’ils accordent aussi de l’importance au bien-être de leurs collaborateurs. Ils savent que le travail de ces derniers permet à nos entreprises de prospérer. Sincèrement, j’espère qu’ils choisiront de suivre notre réflexion. 

B. S.: J’imagine que certains vont prétendre que c’est un coup de communication, ce qui est faux. Mais l’aspect très positif, c’est que tout le monde doit réfléchir pour rendre nos métiers plus attractifs. De manière générale, la construction est en retard sur l’industrie ou le tertiaire, qui ont déjà mis en place beaucoup d’initiatives dont nous pourrions nous inspirer. Je pense vraiment qu’il est temps pour notre secteur d’activité de rattraper ce retard. 

Ne risquez-vous pas de perdre des mandats auprès de clients qui vont craindre des retards à cause de votre organisation?

A. J.: Il est clair que lorsque nous annoncerons à nos clients que nous ne travaillerons plus que quatre jours sur cinq, certains ne vont pas comprendre. Je peux le concevoir. Notre rôle consistera alors à leur expliquer que nous nous engageons à réaliser le travail dans un délai donné. Si nous y parvenons en travaillant un jour de moins, cela ne changera rien pour eux. J’y vois une analogie avec le télétravail. A la base, je n’étais pas vraiment convaincu par le concept, mais quand j’ai constaté que le travail était fait, et bien fait, j’ai changé d’avis. Si nous devons perdre des clients, ce n’est pas si grave. Je suis prêt à réaliser moins de chiffre d’affaires en offrant une meilleure qualité. Au final, je sais que nous serons tous gagnants.

B. S.: Quel que soit le secteur d’activité, si les employés sont épanouis, je suis convaincu que la qualité sera au rendez-vous. Les clients en bénéficieront également. 

Quand est-ce que vous allez commencer votre phase de test?

B. S.: Nous avons encore environ huit mois de travail avant de commencer le test avec une ou deux entreprises du groupe. Au préalable, nous devons réaliser un sondage interne, consulter les syndicats, modifier les contrats de travail, repenser l’organisation des équipes. Et, surtout, communiquer auprès des employés et des clients, c’est très important. 

Ne craignez-vous pas qu’au bout de quelques mois cette semaine de quatre jours ne devienne une habitude et que la productivité ne se relâche?

B. S.: Non. Je lis beaucoup sur des entreprises qui ont mis en place des mesures similaires depuis longtemps et 90% d’entre elles ne reviendraient pas en arrière. De plus, je suis persuadé qu’en faisant sauter certaines règles et contraintes on augmente la productivité. Je suis très confiant.

A. J.: En ce qui me concerne, c’est la crainte principale. J’ai peur que l’enthousiasme du début ne retombe. Il est évident que nous demanderons à nos équipes un travail de grande qualité. A nous de rappeler aux conducteurs de travaux de bien responsabiliser les collaborateurs et de leur répéter les règles du jeu. Si des employés ne sont pas convaincus ou n’arrivent pas à s’inscrire dans cette philosophie de travail sur quatre jours, ils devront alors se réorienter.

 

«Je suis prêt à réaliser moins de chiffre d’affaires en offrant une meilleure qualité. Au final, je sais que nous serons tous gagnants.»

 

Si le travail quatre jours par semaine se généralisait  dans ce pays, n’y aurait-il pas un risque pour la compétitivité helvétique par rapport à d’autres régions du monde? 

A. J.: Non, je ne crois pas. Si ces initiatives de réduction du temps de travail se développent dans les pays occidentaux, nous serons tous sur le même trend. De plus, la pandémie a donné un certain coup de frein à la mondialisation et ces comparaisons de compétitivité n’ont peut-être plus la même importance. Le monde du travail change et il faut suivre le mouvement. Pour ma génération, le standard d’évaluation d’un bon professionnel se jaugeait à la qualité, mais surtout à la quantité. Il fallait arriver à 6 h du matin et repartir à 19 h, et venir au bureau le samedi pour montrer son engagement. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, il faut l’accepter, et c’est une bonne chose.

La construction se porte bien, est-ce que la semaine de quatre jours subsistera en cas de retournement du marché?

A. J.: Je ne crois pas que nous puissions qualifier la période actuelle de bonne pour la construction. Comme je l’ai dit précédemment, les volumes sont là mais pas les marges. Ce projet n’est pas un cadeau, mais un défi commun pour que l’employé et l’employeur soient plus performants. Le constat, c’est que nos marges ne font que s’éroder dans un marché terne et sans innovation. Si l’on veut retrouver des marges, nous ne devons pas travailler plus, mais mieux. Et c’est justement parce que le secteur connaît des difficultés que nous devons tenter l’expérience. Nous devons nous différencier, comme nous l’avons d’ailleurs déjà fait en accueillant au sein du groupe des entreprises actives dans des domaines très différents, comme l’organisation d’événements et le service, par exemple.

B. S.: Ce qui fait la beauté du challenge et sa difficulté, c’est justement que nos marges sont faibles et c’est là que nous devons multiplier les investissements. La semaine de quatre jours en est un, tout comme la formation continue, un domaine dans lequel nous sommes très actifs chez Phida. Ce sont des heures de travail perdues, des coûts, mais à moyen terme l’employeur et l’employé sont gagnants. 

Si c’est un succès, d’autres entreprises du secteur suivront. Vous perdrez alors cet avantage compétitif, notamment en matière de recrutement. C’est un problème? 

B. S.: Si nous sommes des précurseurs et que nous parvenons à convaincre d’autres entreprises de suivre cette démarche, c’est tant mieux et plutôt flatteur. Cela confirmera que notre conviction de départ était la bonne, à savoir qu’il est possible de faire mieux, en moins de temps, tout en offrant une meilleure qualité de vie à nos collaborateurs. Nous perdrons bien sûr notre avantage compétitif, mais ça aura engendré un mouvement extrêmement positif pour le secteur de la construction dans son ensemble.

A. J.: Si ce n’est pas nous qui lançons une telle initiative, ce sera une autre entreprise qui le fera. Je sais que nous allons essuyer de nombreuses critiques, c’est normal. D’ailleurs, je me réjouis de découvrir les commentaires négatifs qui ne manqueront pas de surgir, car nous serons encore plus motivés à relever ce défi et à montrer que notre intuition était la bonne. Et je dois avouer que l’idée de pouvoir faire bouger le domaine de la construction est particulièrement stimulante.

 

En trois dates

1931 Fondation par Georges Dentan de l’entreprise Georges Dentan active dans l’étanchéité bitumineuse.

1971 Philippe Joseph achète l’entreprise, développe des filiales et rachète de nouvelles entités régionales.

2001 Les deux fils de Philippe Joseph, Yves et Alain, rachètent l’entreprise, créent une holding et développent d’autres secteurs d’activité.

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Thierry Vial