Vous avez remarqué, on ne fait plus. On co-fait. Oui, bienvenue dans un monde où tout doit être réalisé en co-production, co-fabrication, ou, mieux, en co-construction, qui est désormais LE mot à caser obligatoirement dans chaque phrase ou sur chaque slide, si vous voulez avoir une chance de participer à un projet. Pour ce qui est de la définition, je vous en livre une, piquée sur le web, pour rire: «La co-construction est un processus reposant sur une mise en forme d’interactions entre des acteurs afin que ceux-ci élaborent au fil de leurs interactions des accords visant à rendre compatibles des définitions relatives à un changement, à un projet, à une méthode de travail.» Il y en a toute une page comme ça, alors soyons plus efficaces, pardon efficients, et proposons une définition courte et directe: la co-construction, c’est donner l’impression que tout le monde participe à un truc. Voilà.

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Le préfixe co- vient du latin cum qui signifie à la fois «avec» et «en même temps». Vous savez depuis longtemps que le copain, c’est celui avec qui on partage le pain et qu’une copropriété, c’est une propriété que se partagent plusieurs personnes. Ensuite, le co- a fait une entrée remarquée au rayon famille, avec les co-parents qui co-éduquent les enfants (il n’y a pas encore les co-enfants mais cela ne saurait tarder). Et notre préfixe a enfin réussi une arrivée fracassante dans le monde professionnel, avec des co-directions, co-présidences, et la désormais fameuse co-construction.

A priori, c’est plutôt séduisant. Nous nous sommes assez plaints, pendant des décennies, du management vertical et de tous les petits chefs (et petites cheffes, car l’autoritarisme ne s’accorde pas qu’au masculin, loin de là) qui nous traitaient de haut et nous imposaient unilatéralement leurs décisions, parfois insensées, en nous répondant «si tu n’es pas contente, la porte est par là, il y a 300 personnes qui attendent ta place» quand on osait poser une question. Donc la co-construction, oui, on est plutôt pour.

Il y a toutefois quelques bémols. Première remarque: pourquoi faut-il impérativement accompagner le mouvement de cette novlangue logorrhéique et délirante? Un copain (celui avec qui je partage le pain donc) m’a filé une convocation à un atelier de «co-conception». Voilà ce que c’est, je vous la fais courte, prenez un Dafalgan, on y va: «Un atelier de co-conception (co-création ou co-construction ou co-design) est un processus de conception collaboratif qui associe plusieurs expertises et compétences.» Je vous laisse compter les co-, ça vous fera un petit jeu.

Un jour, j’ai posé la question à un spécialiste du management horizontal, et il m’a dit que si on n’utilisait pas des nouveaux mots, si on ne créait pas un nouveau langage, les gens n’avaient pas l’impression qu’on changeait de méthode. Le problème, d’après le lamento qui monte du monde du travail, c’est que souvent, on change le langage et puis oups, on oublie un peu de changer le reste. Deuxième remarque: à force de tout co-construire, plus personne ne décide de rien. Vous savez bien, on organise une séance, ça part dans tous les sens, au bout de deux heures on n’arrive à rien, alors quoi? Oh ben, on refixe une séance! Avant, ça s’appelait la réunionite, aujourd’hui ça s’appelle «un mode de travail itératif». On est censés être plus «agiles» (autre mot obligatoire), mais dans les faits, ça devient aussi lent que… la politique suisse tiens! Qui ne s’appelle pas pour rien Confédération helvétique (sourire).

Troisième remarque: quand il y a une merde, et il y en a fatalement toujours une à un moment donné, qui est responsable? Hein? Puisqu’on est tous co-responsables? Personne. Ça tortille du derrière, oui mais bon, c’est machin, ah non machine, et c’est pas notre service, c’est les autres, avec qui on a co-construit. On se passe la patate chaude dans tout l’organigramme, car c’est sympa de co-construire, mais quand il faut déconstruire ce qu’on a co-construit, c’est plus compliqué. Ah là là camarades, nous voilà entrés dans le monde de la co-déconstruction. Mais on n’est pas sortis de l’auberge.

Carré blanc
Martina Chyba