C’est l’heure de pitcher son projet d’étude, le timing est serré. En deux périodes, dix équipes doivent passer devant le jury constitué d’un patron de PME, d’un expert en innovation, d’un banquier et d’enseignants. Elles ont eu quatre mois pour développer une idée et présenter un produit minimal viable (MVP), comme ici à l’Université de Neuchâtel. Ailleurs, les étudiants en entrepreneuriat et innovation ne disposent parfois que de quelques jours lors d’un Innovation Crunch Time ou d’un Design Sprint. A la fois stimulant et stressant, tous le disent, étudiants comme professeurs. Les mains tremblent au moment des présentations et les trous de mémoire font partie du jeu.

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La meilleure école qui soit

«Ces moments où on confronte son projet à un public sont nécessaires. Ils permettent de savoir si on est fait pour le métier d’entrepreneur, si on a l’esprit et la résilience qui vont avec. C’est l’une des meilleures solutions pour le savoir, souligne Morli Mathys, entrepreneuse sociale et fondatrice du Hub Neuchâtel qui accompagne les projets d’entreprise d’étudiants et d’adultes en transition.

«The market is the best teacher, lance Raphaël Gaudart, directeur du MscBA entrepreneuriat de Fribourg. En dix-huit mois et avec un budget initial de 1000 francs par participant, les équipes d’étudiants doivent trouver une idée de business, la développer et la soumettre au marché pour en retirer un chiffre d’affaires. Ce dernier permet de les évaluer, car on peut faire tous les business models et les théories académiques qu’on veut, au final, c’est le marché qui a raison.» Un exercice grandeur nature parmi les plus aboutis en Suisse romande. La start-up ZipBack, qui propose des emballages recyclables, est passée par là avant de recevoir le Prix Challenge Cup Nespresso de 10 000 francs.

En Valais, l’Institut entrepreneuriat et management (IEM) de la HEG (Haute Ecole de gestion) engage quant à lui un capital de départ de 5000 francs par équipe pour la formation d’un an intitulée Business eXperience, en collaboration avec des partenaires privés ou publics. Les inscriptions sont limitées à 40 étudiants par volée et l’institut doit refuser du monde. «Le programme Team Academy, sur trois ans, va encore plus loin, puisque les équipes ont carte blanche et doivent vendre leur produit ou service aux entreprises. Chacun doit révéler sa capacité à innover et à prendre des risques, en se confrontant directement aux enjeux financiers», mentionne Line Pillet, responsable de l’IEM.

Une formation pluridisciplinaire

Qu’enseigne-t-on exactement dans ces formations? La maîtrise des outils financiers est un cours incontournable. Presque partout également, on y ajoute les notions de leadership avec une très forte tendance à un management durable, inclusif et collaboratif. Au programme également: design thinking, marketing numérique, résolution de problèmes, pitch, gestion de la résilience, durabilité, développement de produits, évaluation de l’impact social… Là encore, ces aspects sont abordés de manière théorique, mais c’est par la création d’un projet en groupe que ces compétences sont acquises.

Dans certaines formations, les étudiants sont essentiellement livrés à eux-mêmes, afin de développer leur projet, mais ils peuvent toutefois s’appuyer sur un ensemble d’experts. A noter que de nombreux chargés de cours sont eux-mêmes des entrepreneurs – près de 50% des formateurs, selon les filières.

Un engouement indéniable

Extrêmement couru, le master en technologie, innovation et entrepreneuriat de l’EPFL regroupe des profils plutôt scientifiques. «Le master accueille près de 50 étudiants chaque année, souligne son responsable, Gaétan de Rassenfosse. Nous avons 500 demandes d’inscription, mais nous ne pouvons en prendre que 10%. En revanche, les étudiants de l’EPFL ont la possibilité de suivre nos cours en mineur (branche secondaire, ndlr) et celui-ci est d’ailleurs le plus populaire du campus.» Dans ce cas, l’étudiant n’obtient pas le titre d’ingénieur en management, technologie et entrepreneuriat, mais acquiert l’expérience et une partie des outils.

Cette attractivité implique de trouver un réseau d’entreprises et de start-up souhaitant accueillir certains projets de fin d’études. Par ailleurs, depuis 2021, les étudiants pitchent devant de vrais business angels, avec à la clé une petite aide financière. Gaétan de Rassenfosse rappelle l’intérêt pour les deux parties d’entretenir ce lien et la possibilité de s’inscrire comme entreprise partenaire (EPFL Internships). «C’est une ouverture intéressante pour les sociétés qui ont accès à des compétences, à des infrastructures et à des idées qu’elles n’ont peut-être pas en interne», glisse-t-il.

«On sent clairement un engouement pour les formations en entrepreneuriat, confirme Anne Headon, directrice du HUB Entrepreneuriat et Innovation de l’Unil. Le cours en entrepreneuriat d’un semestre est ouvert à six facultés. Le sujet n’est plus destiné qu’aux économistes. On a des cours très variés: être entrepreneur en biologie, entrepreneuriat social, lancer sa start-up, la boîte à outils de l’entrepreneur… Cela concerne près de 500 étudiants par an.» Le HUB Unil rassemble une communauté de plus de 3000 personnes autour de l’entrepreneuriat. Symbole de cette effervescence, la Villa Nova a été inaugurée en novembre au cœur du campus de l’Unil.

Une offre pléthorique

A Neuchâtel, trois facultés collaborent pour offrir sur quatre semestres un master en innovation avec un focus en entrepreneuriat social. La numérisation et l’industrie sont aussi des axes très forts de ce cursus multipliant les collaborations locales. Le Challenge Microcité en est un exemple: trois hautes écoles (UniNE, HE-ARC et CPNE), un incubateur (Microcity) et des PME s’associent, en mode sprint, pour cocréer demain. «Notre approche est pragmatique. Créer ou diriger une entreprise ne se fait pas derrière un tableau Excel, résume Hugues Jeannerat, coordinateur du master. En regroupant le droit, l’économie et les sciences humaines, nous permettons à chacun d’acquérir des compétences transversales. Nous encadrons autant de futurs startupers que des étudiants qui se destinent à l’intrapreneuriat dans une PME ou d’autres organisations, avec une force de proposition dans celles-ci.»

Même approche pluridisciplinaire avec Innokick. Ce master en quatre semestres de la HES-SO fait collaborer les étudiants en ingénierie, en architecture, en économie, en design et en arts visuels. Il se définit comme «la fabrique à innovatrices et innovateurs», sans nécessairement avoir un focus entrepreneuriat.

Point commun à l’ensemble des formations, les projets sont orientés durabilité. Celle-ci peut être sociale ou environnementale. On tend à avoir un impact et à trouver des solutions aux problèmes de la société. «Travailler dans une start-up ou créer sa structure, même si celle-ci est associative, est devenu un véritable plan de carrière», pointe Anne Headon.

Le phénomène en chiffres

Plus de 50 000
En 2022, selon les données du registre du commerce, 50 015 entreprises ont été créées en Suisse en 2022, un chiffre quasi stable par rapport à 2021.

+27% en dix ans
Le nombre de création d’entreprises en 2022 est supérieur de 27% à celui d’il y dix ans, avec 39 371 sociétés fondées en 2012. Un bilan positif, qui souligne l’image d’une économie dynamique en Suisse.

Les business schools privées observent également ce phénomène et cette envie des étudiants de passer rapidement de la théorie à l’action. «Nous avions un MBA en entrepreneuriat il y a quelques années. Aujourd’hui, nous nous concentrons sur le bachelor en entrepreneuriat et innovation, relève Samir Sbih, directeur de l’IFM Business School à Genève. La motivation première de nos étudiants est de prendre en main leur futur et d’accompagner les changements sociétaux; gagner de l’argent n’est pas leur seul but. Les jeunes n’ont plus envie d’attendre 35 ans pour devenir entrepreneurs ou intrapreneurs. Il est d’ailleurs plus facile de prendre des risques à 23 ans que lorsqu’on est établi avec une famille.»

Aujourd’hui, toutes les hautes écoles ont une approche pragmatique, transdisciplinaire et empreinte de durabilité. La majorité des formations à l’entrepreneuriat sont réservées aux étudiants de 3e année de bachelor. Mais d’autres canaux rencontrent un certain succès, telles les formations courtes dans les hubs ou celles destinées à un public cible (entrepreneuriat créatif à l’ECAL) ou la formation en ligne (gestion et création d’entreprise d’UniDistance).

Chaque institut décline son offre entrepreneuriat. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses, de 1000 à 35 000 francs l’année, pour les écoles privées qui ne reçoivent pas d’argent public. Face à la concurrence, ces dernières misent notamment sur des étudiants qui ont les moyens financiers de concrétiser un projet entrepreneurial. Enfin, bonne nouvelle pour la diversité de genre et de culture, la formation semble se généraliser, à l’exception de l’EPFL qui accueille moins de femmes. L’entrepreneuriat se conjugue donc bien au féminin et les femmes sont même souvent en majorité dans ces formations.

Les écoles suisses à la traîne

Classement 
Pour la première fois en Suisse, la HEG-FR a accueilli en février le rassemblement du Global Entrepreneurship Monitor (GEM), après Dubaï et Miami. Créé en 1999, ce monitoring compare le développement de l’entrepreneuriat dans plus de 50 pays. «La HEG-FR réalise chaque année un rapport auprès de 2000 entrepreneurs et formateurs en Suisse, note Raphaël Gaudart, directeur de la filière entrepreneuriat. Notre pays est bon élève pour les conditions-cadres, les infrastructures, les moyens financiers et le système administratif ou encore l’aide de l’Etat, par rapport aux 52 pays du classement. En revanche, nous sommes presque derniers concernant la formation à l’entrepreneuriat dans le cursus scolaire obligatoire, la prise de risque et la valeur apportée à l’échec. On s’est améliorés sur ce dernier point, mais pour les banques, par exemple, rater son projet start-up est encore pénalisant pour accéder à un nouveau crédit.»

Jeunesse 
A l’Unil, Anne Headon ne s’étonne pas du résultat. «La Suisse a une culture de l’innovation mais pas de l’entrepreneuriat. C’est peut-être en train de changer, mais il faut inclure les très jeunes dans ce mindset. L’école obligatoire reste souvent figée. C’est pourquoi nous proposons, pour les plus jeunes, le programme Graines d’entrepreneurs le mercredi à la Villa Nova.» Même concept en Valais avec TeamPreneurEs pour les filles dès 11 ans et Apprendre à Entreprendre dès 15 ans.

Plus sur gemconsortium.org

Dea Bllaca, étudiante HEIG-VD: «Voir en accéléré le processus de création d’entreprise»

«J’ai suivi le cours en entrepreneuriat en 3e année de bachelor en ingénierie des médias à la HEIG-VD. Il y avait une étape théorique consacrée au business model, puis une deuxième étape pratique, par équipe, pour la création de sa start-up fictive. Une fois mes études terminées, j’ai envie de poursuivre mon projet sur le drop-shipping éthique. Ce cours en entrepreneuriat permet de voir en accéléré tout le processus nécessaire à la création d’une entreprise et de comprendre à quel point cela peut être lourd. J’ai aussi réalisé qu’il ne faut pas avoir peur d’ouvrir sa vision. L’usage de la polyvalence et de la transversalité des compétences est complètement intégré dans ce programme. En revanche, nous ne confrontons pas notre projet au marché, car le cours ne dure que six mois. Les notions de gestion de budget et d’étude de marché restent théoriques. On peut cependant aller plus loin grâce à la FabriK, la plateforme d’aide à l’entrepreneuriat de la HEIG-VD. Elle guide les futurs entrepreneurs vers des incubateurs ou des financements.»

TB
Tiphaine Bühler