C’est désormais de notoriété publique. Cremo, le fleuron de l’économie fribourgeoise, est malade. Le deuxième plus grand transformateur de lait en Suisse (340 millions de kilos de lait par an contre 1 milliard pour Emmi) accumule les déficits depuis plus d’un lustre et traverse une interminable période de turbulences. Cinq années déficitaires sur six, dont les trois dernières. Et pas qu’un peu.

Anni horribiles

Après 3,13 millions de pertes en 2020 et 2,9 millions en 2021, 2022 restera comme le millésime du grand plongeon pour le groupe basé à Villars-sur-Glâne: 21,5 millions à la trappe malgré un chiffre d’affaires (512,8 millions de francs) en hausse de 3,4%. Des chiffres rouge vif dus à des causes multifactorielles, selon la direction, qui évoque la forte augmentation du prix du lait, laquelle n’a pu être que tardivement répercutée aux clients, ainsi que l’envol des coûts de l’énergie, des emballages et des produits de nettoyage.

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«Et pour ne rien arranger, nous avons été victimes d’une importante attaque informatique, qui a remis tout le service administratif au stylo et au papier pendant plusieurs mois. Quand on fait des factures pour 1 million par jour, je vous laisse imaginer le chantier», se désole Frédéric Métrailler, le CEO du groupe. Une cyberattaque qui aura coûté entre 3 et 4 millions de francs en productivité. Résultat de ce cumul d’anni horribiles, la société aux 1220 producteurs-fournisseurs et aux 800 employés a vu ses fonds propres fondre de 30% depuis 2016. A 127 millions de francs. Pas (encore) dramatique mais suffisamment inquiétant pour mettre en place une parade qui, on l’espère, pourra stopper l’hémorragie.

Programme de transformation

C’est en tout cas ce que l’ancien grand argentier du canton et nouveau président du conseil d’administration Georges Godel a promis aux actionnaires en leur présentant, au début du mois, un plan de relance en… 52 points. Un vaste programme de transformation baptisé CAP 2027, année du centenaire de Cremo, touchant tous les secteurs de l’entreprise et censé lui faire économiser 23 millions de francs dans les trois ans à venir et ce, sans toucher à l’emploi, a garanti l’ex-conseiller d’Etat. Un projet aux allures de tour de force tant la société a un retard colossal à rattraper au sortir de deux décennies d’inertie qui l’ont plongée dans un immobilisme quasi suicidaire.

«Alors que le secteur était en pleine mutation, Cremo s’est trop longtemps contentée de vivre sur ses acquis, sans s’adapter aux profondes mutations qui bouleversent le secteur, ni investir pour rester concurrentielle. Jusqu’en 2021, on travaillait encore avec de vieux PC et du matériel d’un autre âge, par exemple», confie un ancien cadre de la maison. Face aux médias et aux actionnaires, ces derniers étant à 90% les producteurs de lait appartenant à la Fédération des sociétés fribourgeoises de laiterie, Georges Godel n’a pas hésité à parler d’un outil industriel caractérisé par l’obsolescence et les pannes qu’il provoque.

Moins frontal, Frédéric Métrailler parle de son côté de deux décennies de management paternaliste qui n’a pas su optimiser les processus industriels et s’adapter aux changements de paradigmes. «Il est urgent de construire une nouvelle culture d’entreprise, imprégnée de l’esprit ‘lean’, qui relie les personnes entre elles dans une dynamique commune», expose le Valaisan, qui laissera son fauteuil de CEO à l’actuel directeur de Fromage Gruyère, Ralph Perroud, le 1er novembre au plus tard pour devenir chef des opérations et responsable de la conduite du programme CAP 2027. Passé par les géants de l’agroalimentaire Nestlé et Kraft Foods, Ralph Perroud, originaire d’Attalens, a l’avantage d’être un manager du sérail et de bien connaître les mentalités. Des atouts que ne possédait pas Hervé Perret, Zurichois d’origine neuchâteloise, venu du milieu pharmaceutique, dont les projets de restructuration se sont heurtés à de fortes résistances, ce qui l’a incité à quitter subitement son poste de CEO en mars 2021, huit mois seulement après sa nomination.

Autre chantier à ouvrir au plus vite, la recherche de la productivité, champ d’activité pratiquement inexploré jusqu’à il y a quelques mois et qui recèle beaucoup de potentiel, selon les dirigeants de l’entreprise, qui affirment avoir identifié des gisements de productivité. «La situation était ubuesque. Jusqu’à maintenant, personne ne savait vraiment avec quels produits on gagnait de l’argent et avec lesquels on en perdait», s’étonne encore notre ex-cadre, parti en très bons termes mais qui tient à garder l’anonymat.

Des problèmes structurels profonds

Président du conseil d’administration poussé à la démission en février dernier à la suite de divergences de vues avec ses collègues, Alexandre Cotting évoque pour sa part des problèmes structurels plus profonds qui ont contribué à fissurer l’édifice au fil des années. «Trois épisodes en particulier ont laissé des traces. La mission assignée à Cremo, qui n’était pas dimensionnée pour ça, de réguler le marché du lait en Suisse romande suite à la faillite de Swiss Dairy Food, en 2001, l’arrêt complet du contingentement laitier en 2006 et la suppression des quotas laitiers en 2009. Autant de virages que le groupe n’a pas véritablement su maîtriser», estime le producteur d’Ependes, pas outre mesure inquiet pour la pérennité de ce dernier toutefois. «Il ne faut pas enterrer Cremo. A l’image de ses fonds propres, l’entreprise a des ressources importantes. Le problème, c’est que, sur la quantité, 1 centime de différence sur le prix du litre de lait se chiffre vite en millions.»

«Ce ne sera pas simple mais, sans événements exceptionnels d’ici là, nous devrions retrouver les chiffres noirs l’année prochaine», estime Frédéric Métrailler. D’entente avec le conseil d’administration, harmonie qui n’a pas toujours coulé de source, la direction, soucieuse d’optimiser les infrastructures de production, a déjà pris plusieurs décisions radicales. Aux grands maux les grands remèdes. Après les usines de Steffisburg (BE) en 2021 et de Lucens, dont la fermeture programmée à la fin de cette année a été avancée à mai dernier, c’est la laiterie et fromagerie bio de Lyss (BE) qui fermera ses portes à la fin du mois de juin.

«Pousser la numérisation et la durabilité sera également une priorité», indique Frédéric Métrailler, à l’instar de la recherche de nouveaux produits. Plusieurs dizaines de millions seront également investis sur le site de Villars-sur-Glâne ces prochaines années pour le remplacement de la beurrerie, qui date des années 1990, ainsi que de la fromagerie spécialisée dans la fabrication de Vacherin fribourgeois AOP. Des transformations et un tournant vers la modernité qui, soit dit en passant, font quasi l’unanimité parmi le personnel. Une adhésion qui permettra au laitier villarois de présenter bientôt un visage susceptible de séduire un futur repreneur? «Cremo n’est pas à vendre», martèlent en chœur Georges Godel et Frédéric Métrailler, condamnés à faire triompher leur projet. Le destin de quelque 2000 personnes en dépend…

Christian Rappaz, journaliste
Christian Rappaz