Comme l’illustre la récente nomination à la tête d’Audemars Piguet d’Ilaria Resta, qui a auparavant travaillé chez Firmenich et Procter & Gamble, il arrive que des CEO soient choisis pour diriger des entreprises se situant hors de leur domaine d’activité. Un tel choix permet certes d’apporter un regard neuf. Mais qu’en est-il des compétences spécifiques, des réseaux et des codes propres à chaque branche? N’existe-t-il pas un risque de souffrir d’un manque de légitimité, voire de crédibilité de la part des employés, des fournisseurs et des partenaires?

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En l’occurrence, la future CEO d’Audemars Piguet prendra ses marques dès le mois d’août, avant de succéder à François-Henry Bennahmias en janvier 2024. La direction de la marque horlogère du Brassus indique avoir «toujours construit des ponts et puisé son inspiration au-delà du monde de l’horlogerie». Elle met par ailleurs en avant les qualités humaines de la lauréate, «ainsi que sa réflexion stratégique, principalement axée sur les clients et qui a jusqu’ici donné d’excellents résultats».

Aptitudes transposables

Ce cas de figure peut concerner différents types d’activité. Nommé directeur de la Clinique de La Source en 2014, Dimitri Djordjèvic avait auparavant travaillé durant près de dix-sept ans comme chasseur de têtes chez Mercuri Urval. Il avait le mandat de trouver le successeur de celui qui est devenu… son prédécesseur. «Je suis passé de recruteur à recruté», s’amuse-t-il. Pour faire court, malgré 380 postulants, dont quatre candidats finaux provenant du sérail, aucun dossier n’a suscité un enthousiasme débordant au sein de la commission de sélection.

«Je pensais qu’ils allaient choisir un autre cabinet de recrutement, mais, à ma grande surprise, l’équipe m’a demandé si j’étais intéressé par le poste», explique Dimitri Djordjèvic, qui a également travaillé une dizaine d’années dans la pharma. Appuyé par sa femme, il décide de se lancer dans le processus, non sans avoir au préalable rédigé un CV pour la première fois de sa vie. Après une série d’assessments, il est choisi, puis bénéficie d’une «luxueuse immersion» de quatre mois dans sa nouvelle fonction.

«Le déclencheur a été la personnalité, dit-il. Dans ce travail, les interactions humaines sont importantes, notamment avec les milieux politiques et les médecins indépendants. Les compétences techniques, cela s’acquiert, mais le caractère ne change pas.» Avec son regard extérieur, il a pu distinguer de petites choses qu’on ne voit pas forcément à l’interne. «On n’est jamais seul, précise-t-il. En ce qui me concerne, j’ai choisi de ne pas faire table rase et de m’entourer uniquement de gens qui pensaient comme moi.»

Sage décision, lorsque l’on sait que la Clinique de La Source compte 640 collaborateurs et près de 45 métiers. «Je ne souhaitais rien bousculer, mais plutôt faire évoluer les choses gentiment. Il faut avoir l’humilité d’admettre lorsqu’on ne sait pas. Le management, c’est aussi du bon sens.» Reste que, pour lui, le principal défi de sa fonction – qui lui permet d’exercer «entre huit et dix métiers par jour, ce qui est intellectuellement passionnant» – consiste à travailler dans la santé, «un secteur malade» pour les différentes raisons que l’on sait.

Un regard neuf

Pour sa part, Nathalie Veysset, ancienne cadre chez Credit Suisse, a dirigé la marque horlogère DeWitt entre 2008 et 2012. En tant que femme âgée alors de 34 ans, provenant d’un autre terrain, ses débuts ont été compliqués. «Il m’a fallu dix-huit mois pour dépasser les préjugés et établir la confiance à l’interne, avec les cotraitants, les détaillants et les médias», dit-elle. Après des études de droit et un passage par une fiduciaire, elle a donc travaillé pour l’ancienne grande banque helvétique, où elle a fait la connaissance de Jérôme Dewitt, fondateur de la société horlogère genevoise.

«Ce qui lui a plu était précisément que je ne venais pas du secteur horloger. Il voulait un regard neuf. L’entreprise était passée rapidement d’une vingtaine à une centaine d’employés et devait se restructurer. En ce qui me concerne, je voulais travailler avec un produit concret, quelque chose de tangible, de moins aride que la finance. Par ailleurs, j’avais eu un coup de cœur pour cette marque lors d’une visite à la Foire de Bâle.»

Au début, certains collaborateurs se demandaient si elle n’était pas «l’œil de Moscou» de Credit Suisse, envoyé dans le cadre d’un éventuel rachat. Cerise sur le gâteau, son entrée en fonction a coïncidé avec la crise de 2008. Il fallait repositionner la marque, ce qui s’est révélé compliqué vu son manque de relais professionnels dans la branche.

«L’avantage était que je n’avais pas les blocages liés aux habitudes des gens du milieu. J’étais libre d’imaginer d’autres approches.» En activant son réseau international, elle a permis à la marque de se développer en Chine. Elle a cependant dû acquérir différentes compétences, notamment en termes de communication et de marketing. Pour les aspects techniques, son père, ancien horloger de La Chaux-de-Fonds, lui a été d’une aide précieuse.

«Une fois ces différents handicaps surmontés, les choses se sont mieux passées. Le fait d’être une femme relativement jeune est même devenu un atout. Les gens me voyaient comme une curiosité, cela attirait l’attention.» Aujourd’hui, elle travaille à son propre compte, toujours dans le domaine du luxe. Avec sa société Communiteezer, elle aide différentes marques à développer des communautés et à bâtir des relations plus fortes avec leurs clients.

Un dirigeant hors du sérail, entre espoirs et craintes

Dans l’hôtellerie, il est fréquent que les personnes changent de secteur d’activité en cours de carrière. L’avis de la professeure de l’EHL Hospitality Business School Stéphanie Pougnet. 

Un CEO provenant d’un autre secteur d’activité peut bien sûr apporter de nouvelles perspectives en termes de stratégie, de structure ou de culture d’entreprise. Il pourra ainsi être porteur d’expérimentations de nouveaux processus ou d’innovations en matière de produits et services. «Ce changement va s’accompagner d’espoir pour les membres de l’organisation qui souhaitent bousculer les habitudes et les pratiques qui ne font plus sens à leurs yeux. Cependant, cela est susceptible de générer de la peur et par conséquent de la résistance. La gestion du changement qui doit s’opérer pour réduire ce phénomène fait partie des défis majeurs à considérer dans le choix d’un CEO provenant d’un autre domaine.»

Selon elle, cette peur se nourrit des doutes et incertitudes qui se cristallisent autour de questionnements clés sur la légitimité et la crédibilité du dirigeant, qui effectivement connaît moins le secteur, son histoire, sa structure, sa culture, ses parties prenantes et les enjeux qui rythment leurs relations, les corps de métiers qui le constituent, les valeurs qui l’ont forgé et les pratiques qui l’ont marqué. «Au final, le choix d’un CEO du même secteur ou d’un autre domaine dépend de la nature et de l’intensité des changements que les décideurs souhaitent introduire dans l’organisation concernée, afin de la rendre plus durablement profitable.»

William Türler
William Türler