Matthieu Wildhaber a un style décalé, presque vieux jeu, et un sourire dont il ne se départ jamais. La poignée de main est énergique, chaque mot est pesé. Certains diront qu’échanger avec cet architecte des mots, c’est comme jouer un match de tennis. On ne sait pas où la balle tombera, mais on est sûr que chacune de nos salves sera analysée. On se lance dans l’exercice, comme à l’époque du Sénat romain, là où l’art du bien parler puise son essence.

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Vous avez été repéré par «Le Figaro», pour lequel vous avez analysé les discours de politiques français. Vous, un Neuchâtelois!

Il s’agissait d’une série d’articles sur Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron et Elisabeth Borne. Le quotidien avait besoin d’une analyse technique, chaque discours répondant à des règles rhétoriques. Je travaille majoritairement avec des dirigeants d’entreprise ou des politiques qui se préparent en vue des élections fédérales d’octobre 2023. Dans le cas du Figaro, ce qui est intéressant, c’est que nous vivons une période d’incertitude et de la défiance par rapport au gouvernement.

Justement, quelles sont les erreurs fréquentes lorsqu’on doit communiquer en des temps incertains?

Le manque d’anticipation. Il faut évaluer quelle sera la pensée majoritaire pour en anticiper les retours. L’analyse de l’audience est aussi souvent négligée. Celle-ci peut être acquise, indifférente, hésitante, sceptique ou hostile. Or, en communication, l’audience détermine le discours et non l’inverse. La structure dans le déploiement de l’information et dans le texte est également souvent mal définie. Le kairos, symbole du temps opportun, est particulièrement important lors de la communication de l’incertitude.

Ces balises sont utiles à toute communication. Quelles nuances y ajouter en période de fébrilité?

Calibrer son vocabulaire pour éviter d’allumer des feux inutiles. Par exemple, on ne parlera pas de compromis si un simple consensus suffit. Mettre en place un discours pédagogique dans lequel on donne les informations suivant un rythme posé. L’audience a besoin d’être rassurée. Pour cela, utiliser le présent, surtout pas le futur. Une stratégie réputationnelle doit aussi être prévue. Il faut s’interroger sur l’image qui restera de l’entreprise après la prise de parole.

Dans le cas de Credit Suisse, le risque réputationnel a-t-il été sous-estimé?

Les clients n’ont jamais retrouvé la confiance en leur banque. A ce stade, la communication doit se faire sur la connaissance à un instant T sans projection. On utilisera des formules telles que: «Aujourd’hui, voilà ce qu’on sait, je ne vais pas vous promettre davantage.» Rétablir la confiance est difficile. Aristote appelle cela la pistis, ou la foi, la confiance ultime. Comment l’atteindre? En suivant trois axes: la preuve scientifique, comme le rapport d’activité de la banque par exemple. Ensuite, faire parler l’expérience: «On a vécu d’autres crises.» Le dernier point passe par la capacité à témoigner de sa motivation à prendre le problème à bras-le-corps.

Reste-t-il de la place à la spontanéité?

Je me méfie de la spontanéité, car si vous êtes dans la spontanéité, c’est qu’il n’y aura pas eu d’anticipation. Des dirigeants comme Christian Petit, de Romandie Energie, Pascal Meyer, de QoQa, ou la leader d’opinion Myret Zaki ont cette force de dire les choses telles qu’elles sont, même si ça déplaît. Mais c’est un discours qu’ils ont transmis de nombreuses fois à plusieurs audiences différentes. On ne peut pas parler de spontanéité. On peut donner son avis et être tranchant, mais il faut être préparé.

Qu’en est-il de l’authenticité dans un discours?

Je ne suis pas pour l’authenticité. Aujourd’hui, qu’on apprécie ou pas, l’habit fait le moine. L’authenticité n’a pas sa place dans un discours public. Je ne vais pas me faire des amis, mais il est instinctif de juger et le public s’attend à ce que vous soyez dans votre rôle. Un commercial doit parler comme un commercial, pareil pour un avocat ou un patron. C’est en particulier vrai lorsqu’il y a un doute sur votre entreprise. Usez du principe de précaution. En rhétorique, on dit toujours: «Qui se justifie se crucifie.»

A quel moment glisse-t-on dans la manipulation?

Lorsque le public ne peut plus se faire son opinion. L’audience doit avoir accès aux informations pour être libre de choisir. L’intentionnalité du discours doit être également évaluée. Si celui-ci n’est là que pour vous pousser à signer un contrat ou à acheter quelque chose dont vous ne voulez pas, le rapport win-win n’existe plus. C’est souvent le cas dans les discours politiques visant à faire élire la personne ou à flatter l’ego. Deux étapes doivent être présentes pour ne pas tomber dans la manipulation: la réflexion, l’art de convaincre de manière rationnelle, et l’action, ou l’art de persuader par les sentiments, la peur. Si seule la deuxième existe, on sera dans la manipulation.

En période d’incertitude, on a tendance à «broder», car de nombreux points ne peuvent être rendus publics.

Il existe plusieurs techniques pour ce qu’on appelle vulgairement «tourner autour du pot». Le teasing en est une: «Quelque chose va arriver à telle date.» La périphrase fait gagner du temps en reformulant l’idée principale d’une manière différente. L’esquive, ou le «block and bridge», est, elle, très efficace pour envoyer le débat vers un autre sujet.

Vous évoquez le principe de précaution. Une autre piste utile en cas de crise?

Il ne s’applique pas seulement en temps de crise, mais également face aux doutes ou rumeurs circulant autour d’une entreprise. C’est le jeu du premier qui parle, en anticipant sa défense, sans lâcher le morceau si ce n’est pas nécessaire. J’ai pour habitude de dire que le journaliste a toujours deux balles dans son chargeur. Celle de la sommation: «Nous avons entendu que…» et, en fonction de la réponse, il tirera la deuxième dans le genou. Il sera ensuite plus difficile à l’entreprise de se relever avec un genou à terre. D’où l’importance d’avoir anticipé une première réponse.

A l’inverse, pas facile pour les dirigeants bavards de ne pas trop en dire et de faire court. Un conseil à leur donner?

Plus c’est concis, plus c’est sexy. C’est comme lorsqu’on fait une dégustation de vin, on choisira les bons cépages et non toute la cave. Un exercice? Je prends le texte de ma prise de parole, je divise le nombre de mots par deux, puis je renouvelle l’opération. Une autre approche est d’imaginer une version formelle de cinq à dix minutes, puis un résumé qu’on partagerait à la machine à café et, enfin, les quelques mots glissés au coin de la rue. Intellectuellement, le travail est très utile et permet de s’approprier les mots.

TB
Tiphaine Bühler