Trois heures de travail, un déjeuner, peut-être une petite sieste, puis l'après-midi, flâner dans un parc, lire un livre ou s'adonner à un autre hobby. 

C'est à peu près ainsi que John Maynard Keynes imaginait l'emploi du temps de ses petits-enfants, il y a près d’un siècle. Le célèbre économiste prédisait que la durée moyenne du travail hebdomadaire serait réduite à 15 heures en 2030.

Lorsque, grâce à la technique, le problème économique fondamental de la garantie de l'existence sera résolu, l'humanité pourra consacrer beaucoup plus de temps aux activités non économiques, écrivait Keynes dans le contexte turbulent des années 1930.

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Il avait bien identifié le potentiel de la science et du progrès technologique. La prospérité mesurée par le revenu réel par habitant a certes fortement augmenté. Mais il était loin du compte en ce qui concerne les loisirs: le temps de travail a certes diminué dans les pays industrialisés, mais pas dans les proportions prévues.

Selon l'Office fédéral de la statistique (OFS), la durée hebdomadaire normale du travail est d'environ 42 heures en Suisse. Elle est encore plus faible dans de nombreux pays européens. Nous ne travaillons donc que huit heures de moins que les 50 heures que les ouvriers d'usine effectuaient chaque semaine en 1930.

Même en tenant compte des jours de vacances supplémentaires - dans les années 1950, la durée effective des vacances était de deux semaines, aujourd'hui la norme est de cinq semaines - la charge de travail est bien supérieure à la semaine de 15 heures esquissée par Keynes.

La tendance à l'augmentation du temps libre a diminué

Le progrès technologique et les gains de productivité n'entraînent pas nécessairement une réduction du temps de travail et une augmentation du temps libre. L'économiste et philosophe britannique s'est également trompé sur ce point.

Et cela se voit particulièrement dans l'évolution des dernières décennies. Lorsque les pays se sont enrichis dans l'après-guerre, les heures de travail ont diminué et le temps libre a progressé. Ce gain a été particulièrement impressionnant en France, où les syndicats ont réussi à faire valoir leurs revendications avec plus de succès.

Toutefois, au milieu des années 1980, la tendance a commencé à stagner, surtout aux États-Unis. Là-bas, le nombre annuel d'heures travaillées par salarié est resté plus ou moins le même. Au Japon, en Europe et en Suisse, le temps de travail annuel a continué à diminuer quelque peu. 

Cela s'explique en partie par le fait que davantage de personnes travaillent à temps partiel et que davantage de femmes exercent une activité professionnelle, alors qu'auparavant, elles n'apparaissaient pas dans les statistiques en tant que femmes au foyer. 

En revanche, selon l'OFS, au cours des dix dernières années, le temps de travail annuel par personne en âge de travailler a augmenté. En d'autres termes, le temps de travail moyen de tous les employés a certes diminué, mais grâce aux femmes, on travaille globalement plus. Et ce, bien que des progrès de productivité aient également été réalisés dans un passé récent, par exemple grâce à la numérisation et à l'automatisation.

Une plus grande prospérité crée de nouveaux besoins

Ces données tendent à démontrer que la société ne consomme pas les gains d'efficacité obtenus grâce à la technique sous la forme de plus de temps libre, mais exige davantage de produits de meilleure qualité. En d'autres termes, plus la richesse augmente, plus les besoins et les désirs changent.

Si l'invention de la charrue a impliqué moins de main-d'œuvre pour cultiver les champs, cela n’a pas automatiquement signifié que les agriculteurs se sont retrouvés au chômage et que la société dans son ensemble a pu disposer de plus de temps libre. En effet, avec une agriculture efficace, la société s'est enrichie et les besoins ont changé. Être rassasié n'était plus le seul objectif, il fallait aussi que la nourriture ait du goût. Au lieu de cultiver du blé, on s’est mis à cultiver aussi des épices, ce qui a nécessité de la main-d'œuvre. Des ouvriers agricoles sont peut-être devenus musiciens pour satisfaire un nouveau besoin de divertissement.

Keynes avait sous-estimé cet effet. A son époque, les machines à laver et les ordinateurs n'existaient pas encore. Mais dès que de telles avancées techniques sont disponibles, elles suscitent une demande. Et celle-ci crée à son tour de nouveaux emplois et de nouveaux secteurs d'activité.

Comparaison permanente avec le groupe de pairs

C'est l'essence même de l'économie de marché libre. Et c'est également la conclusion à laquelle sont parvenus les prix Nobel George Akerlof et Robert Shiller dans leur livre «Phishing for Phools» paru en 2015. Les entreprises inventent sans cesse de nouveaux produits dont nous avons soi-disant besoin. Au lieu de travailler moins et de profiter de notre temps libre, nous travaillons autant, voire plus, pour pouvoir nous offrir ces objets. Si nécessaire à crédit, comme l'illustre l'augmentation globale de l'endettement privé.

Le fait que les gens aient tendance à se comparer à leur groupe social joue également un rôle. Les CEO se comparent aux CEO et aspirent à des villas et des parcs automobiles de taille similaire, un médecin a besoin d'une propriété digne de son rang comme ses collègues, et la classe moyenne veut au moins une voiture de classe moyenne.

L'intelligence artificielle menace un emploi sur cinq

Travailler moins volontairement n'est donc pas une option pour la plupart des gens. Des études montrent même que ce sont justement les personnes les mieux payées, qui pourraient en principe se le permettre, qui ont tendance à travailler plus qu'il y a vingt ans. D'un point de vue économique, c’est tout à fait logique, car leur coût d'opportunité ou leur manque à gagner est plus important en raison de leur salaire horaire plus élevé. En outre, pour de nombreuses personnes, le travail a toujours une grande valeur en soi, il n'est pas seulement un moyen de vivre. Il est source de sens et d'épanouissement. 

Une autre question liée au progrès technologique est le temps libre involontaire, c'est-à-dire le fait que des personnes soient remplacées par des machines et se retrouvent au chômage. Avec les améliorations fulgurantes dans le domaine de l'intelligence artificielle, cette question est redevenue pertinente.

La banque américaine Goldman Sachs estime que la généralisation de l'intelligence artificielle générative comme Chat GTP pourrait entraîner la suppression de près d'un cinquième du travail effectué par les humains dans le monde, soit l'équivalent de 300 millions de postes à temps plein.

Le changement technologique crée de nouveaux métiers

L'histoire montre toutefois que les grandes inventions ont tout au plus mis les gens au chômage à court terme et que l'économie et la société se sont rapidement adaptées. Lorsque Henry Ford a introduit la chaîne de montage et que de nombreux ouvriers ont perdu leur emploi en raison des processus automatisés, le taux de chômage n'a pas augmenté à plus long terme. En effet, grâce au travail à la chaîne, les voitures sont devenues moins chères et il y a eu beaucoup plus de demandes de voitures, dont la production a nécessité une quantité de nouveaux travailleurs.

Certes, le potentiel de disruption de l'IA est énorme, car il concerne l'ensemble du secteur des services, où la plupart des gens gagnent désormais leur vie. En Suisse aussi, plus de 75% de la population active travaille dans le secteur tertiaire. En outre, le développement de l'IA est si rapide que la capacité d'adaptation de l'homme pourrait être dépassée.

Mais la modernisation de l'agriculture aux 18e et 19e siècles a également touché un secteur qui garantissait alors un revenu à près de la moitié de la population active en Europe. Et au début de l'industrialisation, 45% des gens travaillaient dans l'industrie de transformation, avant d'être successivement remplacés par des machines. Les paysans superflus ont d'abord trouvé du travail dans les usines, puis des emplois ont été créés dans le secteur des services pour les ouvriers d'usine devenus superflus.

Plus de psychologues et de préparateurs physiques

La question est de savoir ce qu'il adviendra des assistants juridiques, des journalistes et des autres travailleurs intellectuels lorsque leurs tâches seront effectuées par l'IA. On peut s'attendre à ce que cette innovation crée également de nouveaux besoins et de nouveaux domaines professionnels.

Il faudra des personnes qui s'occupent de la mise en œuvre et de la réglementation de l'IA, de la formation et probablement aussi plus de soutien psychologique. Et il y aura toujours des activités que les hommes peuvent mieux faire que les machines, par exemple dans le domaine des soins. Si les gens gagnent un peu plus de temps libre, de nouveaux emplois apparaîtront, de l'entraîneur de fitness au professeur de ukulélé. 

Le progrès technologique et les gains d'efficacité augmentent la prospérité, donc la taille du gâteau. La question est de savoir comment l'utiliser et le partager. Plus de temps libre serait une option, mais l'histoire nous apprend que la semaine de 15 heures telle que prévue par Keynes restera une utopie. En outre, on observe qu'en raison du smartphone, c'est surtout le temps libre «pur» qui a déjà du plomb dans l'aile. En sciences sociales, on entend par là le temps libre qui n'est pas «pollué» par des activités professionnelles.
 
Il reste toutefois une petite consolation pour les amateurs de loisirs: on devrait pouvoir bénéficier d’un peu plus de temps libre, ne serait-ce que parce que les appareils intelligents nous déchargent des tâches ménagères. 

De toute façon, trop de temps libre et d'oisiveté n'est pas forcément souhaitable du point de vue de la santé. John Maynard Keynes le savait déjà il y a quatre-vingt-dix ans, lorsqu'il décrivait la dépression des femmes au foyer devenues riches et privées de leurs obligations.

Cet article est une adaptation d'une publication parue dans la Handelszeitung.

rop
Peter RohnerMontrer plus