Nombreuses sont les entreprises françaises qui s’intéressent aux perspectives alléchantes du marché suisse et cherchent à s’y installer durablement. Pour ce faire, elles doivent au préalable bien préparer le terrain, adapter leur modèle d’affaires et prendre en compte les différences qui existent entre les deux pays. «En France on vend, en Suisse on rassure», résume Olivier Dupont, responsable des implantations à la Chambre de commerce France Suisse.

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Des marchés distincts

De son côté, le directeur, Romain Duriez, confirme que le marché helvétique est «assez fondamentalement différent du marché français et qu’il convient d’avoir une idée juste de la notoriété spontanée de sa marque». Les spécificités se font sentir dès la recherche d’un terrain. Par exemple, dans le domaine du commerce de détail, pour les grandes enseignes françaises, l’accès aux surfaces de vente bien placées se révèle bien plus long et coûteux qu’en France.

Le différentiel en matière de coût de la main-d’œuvre entre également en ligne de compte, surtout en ce qui concerne les salaires situés en bas de l’échelle, qui sont nettement plus élevés en Suisse. D’où une adaptation nécessaire de la stratégie de prix.

Les habitudes de consommation diffèrent elles aussi. Les Suisses ont moins tendance à faire de grandes courses que les ménages français. Par conséquent, les surfaces commerciales doivent être plus petites et idéalement plus proches des centres-villes. «Le marché local est très important en Suisse, tout comme les notions de service, de relation avec la clientèle et de qualité, qui sont souvent plus décisives qu’un prix bas ou que la réputation du produit», développe Olivier Dupont.

En 2022, la Chambre de commerce France Suisse a accompagné une vingtaine d’entreprises françaises dans leur implantation. Cette année, une trentaine d’autres sont prévues.

Particularités helvétiques 

Bien que chaque firme dispose de sa propre culture d’entreprise, le style de management doit également être adapté. «En Suisse, on a davantage l’habitude de responsabiliser les différents maillons de la chaîne, alors qu’en France, on tend à en référer directement au patron ou aux décideurs», ajoute Olivier Dupont.

Présente en Suisse depuis 2012, la marque française de lingerie Etam emploie environ 75 personnes dans plus d’une vingtaine de magasins en propre et corners Manor déployés sur l’ensemble du territoire. Ouverte en 2021, sa boutique genevoise est numéro un mondial des ventes hors France. «Les consommatrices françaises ont tendance à acheter par coup de cœur et les Suissesses par nécessité, constate la responsable du marché suisse, Selma Galland. Elles viennent dans nos boutiques lorsqu’elles ont des besoins spécifiques. Il est difficile de les orienter vers d’autres articles. Par contre, lorsqu’elles trouvent le bon produit, elles l’achètent souvent en différents coloris. Leur pouvoir d’achat est clairement plus élevé.»

Parmi les autres particularités du marché helvétique, la responsable, qui vise un chiffre d’affaires de 15 millions de francs cette année, pointe une très forte concurrence dans le domaine de la lingerie. «Le principal challenge lors de notre implantation a consisté à développer notre image de marque auprès des consommatrices, notamment dans la partie alémanique, où nous comptons six points de vente et prévoyons d’autres ouvertures, comme à Zurich l’année prochaine», dit-elle. 

Destins variables

Pour sa part, Decathlon a ouvert son premier magasin en Suisse en 2017 à Marin-Epagnier (NE). L’entreprise, labellisée l’année dernière Great Place to Work et Best Employer Switzerland, dispose aujourd’hui d’une trentaine de points de vente, auxquels vont s’ajouter quatre nouvelles filiales d’ici à fin 2023. Elle est présente en montagne à Zermatt et à Crans-Montana, ainsi qu’en centre-ville. Son partenariat avec Maus Frères et la transformation des magasins Athleticum ont facilité son développement dans le pays. «Nous avons observé le marché sur chaque sport et décidé d’attribuer dans nos magasins plus de place aux activités les plus pratiquées en Suisse», précise le porte-parole, Jérémy Nieckowski. Ainsi, certains produits spécifiques ne sont référencés qu’à Decathlon Suisse. C’est le cas de plusieurs modèles de chaussures de randonnée, de skis ou d’accessoires divers.

Du côté de la Fnac, le groupe a ouvert son premier magasin à Genève en 2000. Il en compte aujourd’hui 25 (dont 21 en Suisse romande) pour plus de 500 collaborateurs. En 2008, il avait tenté une première incursion en Suisse alémanique, à Bâle. Ce qui s’est révélé être un mauvais timing vu le contexte de crise financière internationale. Par ailleurs, l’emplacement (rue culturelle et non commerçante) et le format du magasin (sur huit étages, ce qui ne convenait pas aux consommateurs alémaniques) n’étaient probablement pas la bonne stratégie. Depuis, l’entreprise a revu son approche du marché, tout en privilégiant l’ouverture d’enseignes en nom propre, avec un site internet fort.

Au-delà du textile et de la grande distribution, les domaines liés à l’innovation sont de plus en plus représentés parmi les implantations françaises ces dernières années. Il s’agit souvent de sociétés actives dans la biotech, la medtech, l’IA ou la cybersécurité, qui sont intéressées par des partenariats en termes de R&D avec des entreprises suisses. Créée en 2016 à Strasbourg, la société HypnoVR compte par exemple 25 employés et développe des thérapies numériques pour réduire la douleur et l’anxiété dans le cadre de procédures médicales.

Elle s’est implantée en Suisse il y a trois ans et y dénombre aujourd’hui une vingtaine de clients (sur 350 au total), tels que la Clinique de Genolier, les HUG, les groupes Ardentis et Affidea, ainsi que l’Hôpital intercantonal de la Broye. «Nous souhaitons continuer à nous développer dans l’ensemble du pays, indique le cofondateur Nicolas Schaettel. Compte tenu de l’écosystème de l’innovation en santé en Suisse, nous voyons plusieurs possibilités de coopérations futures.»

Si de nombreuses tentatives se révèlent fructueuses, d’autres ont en revanche tourné court. Cela a été le cas pour le groupe français de cosmétique Yves Rocher. Après trente ans de présence en Suisse, il a décidé cette année de fermer progressivement ses 15 boutiques helvétiques, qui employaient une cinquantaine de collaborateurs. Depuis quelques années, la société était confrontée à d’importantes difficultés, qui trouvent leur origine dans l’impact de la crise sanitaire et l’évolution des modes de consommation, notamment la hausse des achats en ligne.

En 2007, Carrefour a vendu ses 12 supermarchés suisses à la Coop. A l’époque, le groupe français indiquait avoir ré-évalué ses choix stratégiques en visant à ne poursuivre ses activités que là où il pouvait devenir numéro un ou deux du marché. Un but impossible à atteindre en Suisse, où Coop et Migros dominent historiquement le secteur. Enfin, Picard, le «roi des surgelés», a fermé en 2020 ses six magasins en Suisse, qui salariaient une dizaine de personnes. Une première adresse avait été ouverte en 2015, alors que le groupe envisageait encore de s’étendre dans tout le pays.

Des liens économiques étroits

L’année dernière, le volume global d’investissement des entreprises françaises en Suisse a atteint 48 milliards de francs (contre 34 milliards en 2018) pour 70 000 emplois directs. En sens inverse, le stock d’investissement des sociétés suisses en France s’élève à 102 milliards de francs (pour 130 000 emplois), ce qui en fait le troisième investisseur derrière les Etats-Unis et l’Allemagne, un montant qui a plus que doublé en dix ans et se révèle plus élevé que celui du Royaume-Uni ou de l’Italie et 12 fois supérieur à celui de la Chine. Deux cent mille Français, dont une moitié de binationaux, sont établis en Suisse. Le chiffre et la proportion sont identiques en ce qui concerne les Helvètes installés en France.

William Türler
William Türler