David Goodheart décroche dans son bureau, chez lui à Hampstead, un quartier aisé de Londres où vivent de nombreux artistes et intellectuels. Le journaliste et auteur britannique se réjouit de l’interview pour un journal suisse. Une occasion aussi pour lui d’échanger quelques mots en allemand*. «J’aime parler cette langue», nous dit-il, lui qui était correspondant à Bonn pendant la chute du Mur.

Votre allemand est très bon. Lisez-vous dans cette langue?

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Oh non, ça n’a jamais été aussi fluide. A part un peu de Hermann Hesse autrefois... Mais je m’intéresse toujours beaucoup à l’Allemagne. Il y a en ce moment quelques bonnes séries sur l’Allemagne de l’Est, comme Weissensee. Il y a quatre saisons, ça me plaît beaucoup. Il semble qu’il faille toujours attendre quelques décennies avant que les gens puissent absorber correctement quelque chose d’aussi énorme que la chute du Mur et l’exploiter artistiquement de manière intéressante.

Le besoin d’expliquer le conflit Est-Ouest en Allemagne s’accroît au vu des résultats importants de l’AfD (Alternative für Deutschland) dans les sondages. Si les élections fédérales avaient lieu demain, la droite serait la deuxième force du pays. Quel danger cela représente-t-il?

J’ai trouvé que Friedrich Merz (chef du parti CDU, ndlr) avait raison quand il a dit qu’on ne peut pas complètement exclure l’AfD. Rappelez-vous par exemple que la moitié du cabinet de Tony Blair était constitué de «trotskistes». Nous sommes souvent asymétriques dans la manière dont nous condamnons les gens pour leurs opinions et leurs actions passées. Bien sûr, il faut que les gens aient vraiment changé d’attitude pour qu’une collaboration soit possible.

«Ce pays a réussi à occuper une position particulière grâce à son mélange entre tradition et dynamisme.»

 

Comment cela peut-il fonctionner, dans l’exemple de l’AfD, tant que l’aile droite du parti domine?

Peut-être faudrait-il essayer de traiter séparément les différentes ailes des partis et voir ce qui se passe. La Suède a déjà essayé d’exclure les démocrates suédois et cela a été un désastre complet. Aujourd’hui, ils dirigent de fait le gouvernement. La même chose se produira en Allemagne. Sauf si on les accepte comme un parti légitime avec une aile semi-légitime. Les inclure les rendra plus modérés. Surtout s’ils exercent des responsabilités gouvernementales. Ils devront alors faire des compromis.

La Suisse est-elle un modèle?

En ce moment, pas vraiment. La Suisse a la chance d’être comme la Bavière, en plus grand: conservatrice, mais économiquement dynamique. Et comparativement ouverte, même si, historiquement, de nombreux Suisses sont critiques vis-à-vis de l’immigration. La Suisse fonctionne comme une sorte de «nation intermédiaire».

Cette ambivalence vaut à la Suisse d’être de nouveau vivement critiquée. Les Etats-Unis en particulier lui reprochent d’aider les oligarques russes à contourner les sanctions.

Le profit économique lors de crises mondiales a toujours fait partie de la tradition suisse. Et ça ne fait aucun doute que les Suisses vont maintenant devoir changer cela. Mais ce pays a réussi à occuper une position particulière grâce à son mélange entre tradition et dynamisme, à sa prospérité et en tant que siège d’organisations internationales. Et il préserve sa souveraineté nationale. En tant que petit pays entouré de grandes nations, dont il doit souvent respecter les règles, il y est très habitué. La Suisse réussit à faire ce grand écart, là où la Grande-Bretagne n’y est jamais parvenue.

Votre pays d’origine, la Grande-Bretagne, était une partie importante de l’UE, jusqu’au Brexit.

Mais contrairement à la France et à l’Allemagne, nous n’étions pas un membre fondateur. Comme la Suisse, nous avons également une forte tradition de souveraineté nationale et l’habitude de ne pas systématiquement reprendre les règles d’autres personnes. C’était notre problème avec Bruxelles.

Pensez-vous que l’UE puisse perdurer face aux forts mouvements nationalistes dans de nombreux pays membres?

Il nous faut aussi des sources d’autorité localement proches des électrices et des électeurs. Je pense que c’est un problème inhérent à l’Union européenne, le fait que ces institutions soient abstraites et distantes. Cela rend la démocratie moins tangible pour les citoyens, ce qui peut facilement les éloigner et les dégoûter de la politique.

En tant que journaliste et auteur, vous traitez beaucoup de cette aliénation de la politique moderne et de la montée du populisme. Au cœur de vos réflexions se trouvent les Somewheres, enracinés localement et plutôt hostiles au changement, et les Anywheres, ouverts au monde et au changement...

... qui dominent la politique, l’économie et la culture de manière disproportionnée: des gens comme vous et moi. Connaissez-vous beaucoup de personnes sans diplôme universitaire? Et pourtant, il s’agit d’une grande partie de la société que nous négligeons.

Pensez-vous que nous, les Anywheres, avons provoqué nous-mêmes le Brexit, Trump et la montée du populisme?

Absolument. Il y a bien sûr quelques personnalités vraiment bigotes et extrêmes. Mais ces vingt ou trente dernières années, nous avons assisté à une libéralisation massive en matière de race et de genre. Les normes dominantes ont évolué rapidement. Le Britannique ou l’Allemand moyen n’est certainement pas aussi raciste qu’il l’était il y a cinquante ans, mais il se sent tout de même mal à l’aise lorsque de plus en plus de personnes d’apparence différente, parlant une autre langue, apparaissent soudainement dans son voisinage. Ce malaise face au changement est tout à fait légitime.

Beaucoup acceptent toutefois volontairement de manifester aux côtés de l’extrême droite.

La gauche a aussi ce problème. Dans les manifestations pro-réfugiés, il y a aussi des anarchistes et des trotskistes ou des petits-enfants de la RAF. On ne peut pas toujours choisir librement ses alliés politiques.

Dans votre deuxième livre «Head Hand Heart», vous écrivez que la ligne des Somewheres et des Anywheres passe par l’éducation, parce que le statut social et les emplois hautement rémunérés sont liés à l’éducation.

Et cela a pour conséquence que des places d’apprentissage restent inoccupées alors que les amphithéâtres sont pleins à craquer.

Comment résoudre, selon vous, le conflit fondamental selon lequel nous avons besoin de nombreuses personnes intelligentes qui résolvent les grands problèmes de la société – changement climatique, pandémies, etc. –, mais aussi d’artisans et de personnel soignant?

J’écris actuellement mon troisième livre à ce sujet. Nous devons revaloriser le travail de care. Cela commence par le fait d’avoir des enfants. C’est une erreur de considérer le travail domestique comme quelque chose de secondaire. Nous avons tous tendance à négliger et à minimiser la vie privée. Pourtant, la grande majorité des gens tirent le sens de leur vie du fait d’être parents, frères et sœurs ou grands-parents.

Vous plaidez également pour une augmentation significative des dépenses publiques en faveur des familles. Pourquoi et, surtout, où?

De nombreuses femmes aspirent à la même reconnaissance que les hommes et sont de plus en plus instruites. Si nous continuons à définir le statut avant tout par la reconnaissance professionnelle, le coût social pour avoir des enfants ne va cesser d’augmenter et les femmes choisissent par conséquent d’en avoir de moins en moins, voire pas du tout. En Grande-Bretagne comme en Suisse, cette situation ne peut plus durer si nous voulons maintenir notre niveau de vie en tant que société. Ce n’est pas pour rien que les Suédois consacrent environ 5% de leur produit national brut au congé parental et à la garde des enfants.

Le taux de natalité moyen y est d’à peine 1,7 enfant par femme. En Suisse, il n’est pas tellement plus bas.

Mais ils améliorent au moins un peu les choses. La prochaine étape consiste à considérer davantage le travail de care comme un investissement. Il faut que ce soit de nouveau sexy d’avoir des enfants. Pour cela, les hommes doivent eux aussi changer d’attitude.

En Allemagne, les couples obtiennent quatorze mois de congé parental (au lieu de douze) si le père en prend au moins deux. Ce qui a pour conséquence que la plupart des pères ne prennent que ces deux mois précisément. Faut-il responsabiliser davantage les hommes?

Les choses changent déjà, même si c’est lentement et principalement parmi les classes les plus éduquées. Et nous ne sommes pas une espèce androgyne. Je ne pense pas que ce soit une bonne politique de définir un objectif de modèle à 50/50.

Pourquoi pas?

Parce que les femmes et les hommes sont différents. Du moins pendant la première année de vie de l’enfant, durant laquelle la mère répond à plus de besoins à travers l’allaitement. Ensuite, c’est une tout autre histoire. Beaucoup d’inégalités économiques et politiques entre les sexes proviennent de certaines décisions prises consciemment par les femmes, alors que cela ne serait plus nécessaire. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’économiste américaine Claudia Goldin. Selon elle, seules 20% des inégalités proviennent encore des préjugés et de la discrimination.

C’est toujours trop, notamment quand on parle de salaire.

L’écart de rémunération entre les sexes n’est dramatique que si l’on ne considère pas la part induite par le fait que les femmes optent pour le temps partiel.

On peut également se demander dans quelle mesure cette décision est libre, compte tenu de l’influence que peuvent avoir l’éducation et les inégalités économiques au sein des familles.

Oui. Mais je ne suis même pas sûre que combler le reste du «gender pay gap» doive être l’objectif politique ultime.

Pardon?

Les hommes et les femmes ne sont pas égaux, en ce sens qu’ils n’ont pas exactement les mêmes priorités. Combien de femmes connaissez-vous réellement qui n’ont pas d’enfants et qui ne le souhaitent pas? Ou de femmes qui se concentrent autant sur leur travail que sur leur famille?

 

Un analyste de la société

L’un des sept enfants d’une famille juive en pleine ascension sociale, David Goodhart (66 ans) a suivi le parcours éducatif classique de l’élite britannique, soit au prestigieux Eton College. Plus tard, il étudie la politique et l’histoire et a longtemps travaillé comme correspondant pour le Financial Times, notamment en Allemagne. Au milieu des années 1990, il a fondé le magazine Prospect. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des analystes politiques les plus influents du pays. Aujourd’hui, il est responsable de la démographie, de l’immigration et de l’intégration au sein du groupe de réflexion Policy Exchange et publie des ouvrages spécialisés. Son dernier livre en date est Head, Hand, Heart: Why Intelligence Is Over-Rewarded, Manual Workers Matter, and Caregivers Deserve More Respect (2020).

Qu’en est-il des nombreux pères qui aimeraient passer plus de temps avec leurs enfants?

Il y en a, c’est vrai. Et en même temps, il y en a beaucoup qui ne le souhaitent pas. Nous devrions leur donner la possibilité de le faire, au lieu de les rendre tous égaux par la politique. De même que nous devons faciliter la conciliation de la carrière et de la vie de famille pour les femmes. L’économie moderne ne s’est toujours pas adaptée au fait que les deux parents travaillent aujourd’hui souvent à temps plein. Mais nous avons aussi le problème que de nombreux couples ne peuvent pas se permettre que l’un ou l’autre reste à la maison, même s’ils le souhaiteraient.

Dans quelle mesure les immigrés peuvent-ils compenser le faible taux de natalité?

Seulement dans une certaine mesure, car la plupart des gens sont critiques vis-à-vis de l’immigration à partir d’un certain niveau et le cycle se renforce. Le taux de natalité des immigrés s’adapte en général à celui de leur pays d’adoption. Cela signifie qu’il faudrait toujours plus d’immigration, ce qui entraîne à son tour son lot de problèmes. Le temps et les ressources manquent pour intégrer correctement 1 million de nouveaux arrivants par an et le risque est que ces gens restent entre eux. S’ils n’apprennent pas correctement la langue, les normes communes pourraient s’éroder. Il n’est pas nécessaire d’être raciste pour savoir qu’une immigration excessive en peu de temps n’apporte pas de grands avantages.

Vous étiez marxiste dans votre jeunesse, puis on vous a décrit comme un centriste. Où vous situez-vous politiquement aujourd’hui?

Ouf! J’ai voté contre le Brexit, mais après le vote, j’étais pour le mettre en œuvre. Je n’ai pas du tout apprécié les tentatives d’empêchement au parlement. Et même si j’ai été membre du Labour pendant trente ans, j’ai tendance à prendre mes distances aujourd’hui.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement?

Peut-être que le terme le plus approprié pour me décrire est celui de tory social-démocrate. Un peu plus à gauche sur les questions économiques, un peu plus à droite sur les questions culturelles et sociales.

* Cette interview est une adaptation d'un hors-série conjoint à PME, Bilanz et Handeslzeitung

Lucerne Dialogue

>> Le rendez-vous annuel «Lucerne Dialogue» aura lieu les 22 et 23 novembre. Pour en savoir plus: www.lucerne-dialogue.ch

Fabienne Kinzelmann
Fabienne Kinzelmann