Le prestataire de services en ressources humaines Adecco et l'Université de Zurich ont récemment publié une étude sur la pénurie de main-d'œuvre qualifiée en Suisse. Alors que les entreprises informent tous les quelques jours d'un licenciement collectif, l'étude dresse un tableau différent: la pénurie de personnel qualifié a atteint une ampleur sans précédent. L'indice correspondant a augmenté d'un quart pour atteindre un niveau record.

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Les professions de la santé, le secteur informatique et l'ingénierie sont les plus touchés. Marlis Buchmann a participé à réaliser cette l'étude. Cette professeure à la retraite effectue encore aujourd'hui des recherches sur le sujet et sait comment le marché du travail a évolué au fil des ans.

Dans cet entretien, elle nous montre comment la pénurie de main-d'œuvre qualifiée augmente et quels sont les facteurs décisifs. En outre, elle nous explique pourquoi il n'est aujourd'hui pas intéressant pour les seniors de travailler au-delà de l'âge de la retraite et expose les raisons pour lesquelles les femmes restent souvent prisonnières de métiers où l'offre est excédentaire.

Chaque année, l'Université de Zurich et Adecco publient un indice sur la pénurie de la main-d'œuvre qualifiée. Les derniers chiffres le montrent: la situation continue de s'aggraver. Pourtant, l'économie est marquée par l'incertitude, la conjoncture s'essouffle. N'y a-t-il pas là une contradiction?

Non. La pénurie de main-d'œuvre qualifiée augmente, même par rapport à l'année dernière. La hausse est toutefois moins abrupte. L'année dernière, l'augmentation de l'indice était de 69%, cette année elle n'est «que» de 24%. L'incertitude que vous évoquez pour l'économie suisse est liée à l'affaiblissement de la conjoncture mondiale, qui touche justement les pays fortement exportateurs comme la Suisse. Malgré cela, la pénurie de main-d'œuvre qualifiée reste importante et s'aggrave même.

Une détente n'est pas en vue?

Il ne faut pas s'y attendre. Le taux de croissance de l'indice de pénurie de main-d'œuvre qualifiée diminuerait tout au plus en fonction de l'évolution, mais ne disparaîtrait pas. Et ceci pour trois raisons.

Lesquelles?

Le premier facteur est l'évolution démographique. Les actifs issus du baby-boom arrivent à l'âge de la retraite depuis quelques années déjà. Ils quittent le marché du travail et les groupes suivants sont moins nombreux. Plus d’individus partent, moins de personnes entrent. Par conséquent, moins de main-d'œuvre nationale est disponible. Le deuxième facteur concerne la modification des qualifications demandées.

Il s'agit donc d'un phénomène fondamental et structurel, pas d'une cause passagère.

Exactement. Il y a deux moteurs à cela. D'une part, la numérisation: de nouveaux métiers apparaissent avec de nouveaux profils. Cela nécessite une formation et des qualifications appropriées. L'informatique en est un exemple: de nombreux emplois nécessitent aujourd'hui des qualifications informatiques, la demande augmente, mais l'offre est encore à la traîne. D'autre part, l'économie devient plus verte. Le marché du travail demande davantage d'emplois liés à la durabilité. La demande augmente dans les domaines où il y a déjà une pénurie de main-d'œuvre qualifiée, notamment dans les métiers de l'ingénierie, de la technique ou des sciences naturelles. Cela ne fait qu'aggraver la situation.

Et quel est le troisième facteur qui s'oppose à une détente de la pénurie de main-d'œuvre qualifiée?

Les deux facteurs cités - la démographie et l'évolution des qualifications - sont déterminants. Le troisième facteur est le changement culturel. Nous parlons d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, du fait que la vie doit avoir une valeur en dehors du travail. Cela se traduit notamment par l'augmentation du travail à temps partiel. 

Face à l'accumulation de licenciements collectifs, il est difficile d'imaginer qu'il existe une pénurie généralisée de main-d'œuvre qualifiée et que le marché du travail est complètement asséché.

Il y a certes eu des licenciements dans différents secteurs, mais on ne constate pas de grande tendance macro. De plus, les licenciements génèrent beaucoup d'attention de la part des médias. Leur ampleur est surestimée dans les esprits. Regardez le taux de chômage dans notre pays: à 2%, il reste à un niveau historiquement bas! Parallèlement, le nombre de postes vacants a augmenté de 7%. L'offre de main-d'œuvre reste limitée et la demande est forte.

Comment expliquez-vous cela à une personne qui vient de perdre son emploi?

Que quelqu'un perde son emploi, cela peut toujours arriver. Ce n'est pas un phénomène nouveau et il peut y avoir différentes raisons. Le ralentissement économique global, les carnets de commande mal remplis des entreprises ou la numérisation, qui exige d'autres compétences. Beaucoup de choses bougent dans le domaine de l'informatique, où les profils professionnels évoluent rapidement.

Plus vite qu'avant, de sorte que l'on est aujourd’hui victime du changement?

On n'en est victime que si l'on n'acquiert pas les qualifications nécessaires. Celles-ci sont fondamentales dans un domaine qui évolue rapidement. Autrefois, les gens n'avaient souvent pas la formation adéquate, surtout dans le domaine de l'informatique. Ils avaient acquis leurs connaissances en apprenant sur le tas. Aujourd'hui, ils ont du mal à trouver un emploi parce qu'il leur manque le certificat correspondant.

Vous faîtes allusion aux personnes plus âgées, aux «non natifs du numérique». C'est justement la génération qui part à la retraite et laisse un vide dans le marché du travail. Pourtant, les entreprises n'investissent pas dans les plus de 50 ans. Elles ne leur offrent pas de formation et n'essaient pas de garder les retraités plus longtemps. Pourquoi?

En employant plus longtemps les seniors, on augmente le potentiel de main-d'œuvre nationale. Mais il ne faut pas surestimer ce phénomène. Les emplois que les gens quittent au moment de la retraite ne sont souvent pas repourvus. 

On dit pourtant que les jeunes prennent les emplois des seniors.

Ce n'est pas vrai. Les emplois quittés parce que les personnes ont atteint l'âge de la retraite ont souvent un profil de qualification différent de celui que les jeunes nouvellement formés apportent sur le marché du travail. Cependant, les entreprises peuvent s'efforcer de recruter des retraités avant même que les gens ne partent à la retraite. D'une part, en leur proposant des formations continues, mais aussi en les incitant à vouloir travailler plus longtemps. Car une fois que les seniors sont sortis du marché du travail, il est rare qu'on les fasse revenir. 

Selon les chiffres de l'Office fédéral de la statistique, très peu de personnes travaillent au-delà de l'âge de la retraite. La motivation semble faire défaut jusqu'à présent.

C'est logique! L'État doit aussi prendre ses responsabilités. Il faut créer des incitations pour que les retraités aient envie de travailler plus longtemps. Il peut s'agir d'allègements fiscaux ou d'autres mesures innovantes. Avec la situation actuelle, l'intérêt de continuer à travailler après la retraite est faible.

Et qu'en est-il du potentiel chez les femmes? Les mères, par exemple, pourraient-elles combler les nombreux postes en augmentant leur temps de travail?

Il s'agit là d'un autre potentiel. Les femmes sont en partie sous-employées. L'Office fédéral de la statistique a montré que sur l'ensemble des personnes actives, 7,5% sont sous-employées, dont trois quarts sont des femmes. Cela signifie que toutes ces femmes sous-employées souhaiteraient avoir un taux d'occupation plus élevé. Mais ce souhait leur est refusé.

Pourquoi?

Les femmes travaillent souvent dans certaines professions avec de petits taux d'occupation. Les métiers typiquement féminins se trouvent dans la vente, les services personnels ou l'assistance. Souvent, on n’y trouve pas de temps de travail plus important. Le débat public n'en tient pas compte, il est très unilatéral. On se demande pourquoi certaines femmes, et en particulier les mères, qui ont de petits taux d'occupation, ne veulent pas travailler davantage. Cependant, ce n’est souvent pas possible, car on ne leur offre pas plus! Par ailleurs, les femmes se retrouvent pour la plupart dans des professions où il n'y a pas de pénurie de main-d'œuvre qualifiée, mais plutôt dans celles où l'offre est excédentaire. C'est là qu'interviennent les entreprises innovantes qui présentent de nouvelles solutions pour changer la donne.

Vous en appelez à l'État, qui doit trouver des solutions pour les retraités afin de rendre attractif le fait de travailler plus longtemps. Vous demandez aux entreprises de former leurs employés et de présenter des solutions innovantes. Quelles autres possibilités voyez-vous pour désamorcer la pénurie de main-d'œuvre qualifiée et est-ce seulement possible?

Oui, c'est possible. L'une des clés réside dans l'augmentation de la productivité. Que ce soit par la numérisation, des processus meilleurs et plus efficaces au sein de l'organisation, des mesures spécifiques à l'entreprise ou une délocalisation, c'est-à-dire le transfert des activités à l'étranger. L'immigration recèle également un potentiel. Mais il est de plus en plus difficile de recruter dans l'UE, car de nombreux pays sont confrontés au même problème de pénurie de main-d'œuvre qualifiée.

Où les entreprises suisses peuvent-elles encore trouver des travailleurs qualifiés?

Dans des pays plus éloignés. L'espace asiatique est un partenaire probable, car à part la Chine, le changement démographique n'y est pas aussi avancé que chez nous. Mais en ce qui concerne le recrutement, un autre élément doit être mis en avant pour les entreprises suisses.

Lequel?

Elles continuent de miser sur l'expérience professionnelle et sectorielle existante. Pourtant, le recrutement pourrait être beaucoup plus axé sur les qualifications. Il faut se poser la question suivante: qu'est-ce que les gens apportent? Dans différents métiers, on exige des compétences similaires, mais pas un ensemble complet de compétences. Les entreprises devraient miser sur des équivalences. Une telle modification de la pratique de recrutement permettrait également d'atténuer la pénurie de main-d'œuvre qualifiée.

Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Handelszeitung.

Tina Fischer
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