Le titre de cette chronique est une référence au livre de Bill Perkins Die with Zero. L’auteur nous rappelle cette vérité si pertinente: il n’y a pas que l’argent qui compte dans la vie, la vraie richesse est faite de relations, de liens, de sentiments d’accomplissement, de spiritualité et de transcendance. L’Américain nous incite à rechercher le sens de notre vie, un lieu commun des livres de développement personnel. Un caveat: c’est déjà un privilège rare, réservé à une minorité de la population sur cette planète, que de pouvoir philosopher sur ce qu’il y a au-delà de la rémunération dans son activité professionnelle – quand on a la chance d’en avoir une! – et comment utiliser son temps au mieux, non à la retraite, mais durant toute sa vie.

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La question centrale est de déterminer quelle est notre mesure de réussite dans la vie, et ce que «réussite» signifie. La réponse, même si l’on s’en défend, est communément: le matériel. C’est ce qui se mesure le plus facilement. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’établir un tableau des scores, de savoir où l’on en est sur l’impitoyable échelle de la progression sociale. Maintes études ont démontré que nous ne sommes pas tant sensibles à notre niveau de vie absolu qu’au niveau de vie relatif, relatif aux collègues, aux voisins, à la famille, à ses pairs. Quoi de plus facile que l’argent, ou plutôt ce que l’argent permet de se procurer de visible, pour pouvoir comparer sa réussite à celle des autres?

Heureusement que, poussés par une partie démonstrative de la jeunesse qui se départ de cette approche matérialiste – peut-être parce qu’ils peuvent se le permettre grâce à leurs parents, diront les cyniques –, nous prenons peu à peu conscience de garder le matériel à bonne distance. Nous sommes toutes et tous voués à créer une œuvre sur terre, une œuvre qui n’est pas un compte en banque bien garni. Que signifie œuvre quand on est trader? Ou commerçant? Ou contrôleur dans un train? L’œuvre, si l’on n’est pas un artiste, est notre contribution à la transformation du monde qui nous entoure. Défini ainsi, les possibilités de laisser sa patte sont soudain multiples, accessibles et enivrantes. Cela signifie que le plus simple des échanges avec un ou une inconnu peut, à notre insu, changer le cours d’une vie. Ce fondé de pouvoir qu’est l’argent perd son sens, si ce n’est son utilité. L’acte compte autant que sa finalité.

C’est une chose de relativiser l’importance de l’argent comme échelle de réussite de sa vie, c’en est une autre de savoir que faire de son temps sur cette terre. Une fois le frigo rempli – expression favorite du professeur Bernard Schumacher –, comment utiliser ses compétences à bon escient? Si l’on déplace le centre de son attention vers les choses qui comptent, il faut encore déterminer ce qui compte. Josef Pieper a consacré un livre entier à la culture du loisir (Le loisir, fondement de la culture) dans le sens originel du terme: «La principale question est de savoir à quoi il faut consacrer son loisir.»

Pour Josef Piper, ce n’est pas tant ce qu’on fait qui importe (son activité, son travail, son art) mais l’utilisation du temps que nous avons à disposition. La grandeur de l’homme se révèle non seulement par ce qu’il fait de son temps libre (loisir, otium), mais de son temps tout court, somme toute de sa vie. Il est dès lors sans importance de savoir si telle ou telle occupation peut se catégoriser sous la définition du travail, il est important de définir si le temps que l’on consacre à son activité change le monde pour le mieux. Car c’est sans doute bien cela qui a de l’importance, comment change-t-on le monde qui nous entoure?

Le défi consiste à consacrer ce précieux capital qu’est notre temps à transformer le monde sans savoir si l’on va y arriver, en ayant une idée imprécise de son apport mais en ayant l’intime conviction que ce que nous faisons est juste. Il faut du courage pour faire face à cette ivresse des profondeurs qui nous lie directement à l’angoisse de la brièveté de notre passage sur cette terre. Ne pas savoir à quoi cela sert tout en accomplissant sa vie au plus proche de sa conscience, de ses compétences, de ses dons, et avant tout pour les autres.

Mourir sans bien matériel, peut-être. La majorité des personnes qui décèdent tous les jours sur cette planète n’ont rien à léguer, sauf des dettes. La non-accumulation de matériel n’enlève à personne sa capacité à changer le monde qui l’entoure. Notre société individualiste, dans laquelle le «je» est devenu le principal centre d’attention, nous empêche de regarder par-dessus le mur qui nous sépare des autres.