Vous l’aurez remarqué, dans tous les organigrammes, la tendance est aux binômes. A savoir deux têtes pour une responsabilité commune. Cela veut dire partager le bureau, le management et plus si entente. C’est-à-dire les emmerdements.

Alors déjà, pourquoi cette appellation mathématique de binôme? Je tente une explication: «à deux» ça fait lecture à l’eau de rose des années 1960, «duo» ça fait musique, «couple» ça fait vie privée, «bicéphale» ça fait médical, «bi» tout court ça fait sexuel. Par contre, «binôme» possède à la fois le sérieux et l’austérité de l’algèbre (dans un monde régi par des algorithmes, il y a une logique) et un côté technique qui fait initié à la novlangue des cadres. Donc, ça s’est imposé.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Moi, j’ai travaillé en binôme dans un poste à responsabilité. Lorsque nous avons débuté avec ma consœur et amie en 2019, les gens étaient dubitatifs. «On va s’adresser à qui?» «Qui va décider?» Et puis on a entendu des encouragements super: «Ouais, deux blondes, au bout de trois mois, elles vont se crêper le chignon.» C’est marrant comme on aime parler cheveux quand il y a des femmes au pouvoir. Et puis, comme nous remplacions un homme, il y a évidemment eu l’incontournable: «Evidemment, il faut deux femmes pour remplacer un homme!» Hinhin. Finalement ça s’est bien passé, on avait des prénoms commençant en «Ma» toutes les deux, et on nous appelait «les Mamas» ou les «M&M’s».

Le binôme comporte beaucoup d’avantages. Ça fait moderne. Ça permet à l’entreprise de jouer la diversité, un jeune/un vieux, une femme/un homme, un qui a fait son parcours dans la boîte/un qui vient de l’extérieur, etc. On se dit aussi que le poste sera toujours occupé, quand l’un est absent, l’autre sera là. Le problème est que les gens s’habituent, et quand le covid ou la gastro ont contaminé les deux morceaux du binôme, tout le monde est surpris: «Quoi? Y a personne? Mais on fait comment?» Eh bien chouchou, on fait comme avant, quand tu n’avais qu’un chef et qu’il était en vacances, par exemple.

Le binôme permet aussi de diluer la responsabilité, de supporter les tensions et le stress plus facilement, de s’aider, de rire et pleurer ensemble, de s’assurer qu’on a bien compris «Il a bien voulu dire qu’on était nulles, c’est ça?», de se calmer après les réunions hystériques «Respire, on va boire un café qui fait mal au ventre pour oublier», de débriefer le soir au téléphone comme on va déposer chez le psy «Je ne sais pas si je suis faite pour ce boulot» et d’avoir quelqu’un qui écoute comme Thierry Lhermitte dans Le Père Noël est une ordure «C’est cela, oui…», en sachant que le lendemain, on y sera de nouveau.

Il y a des risques, aussi. Par exemple ne pas être d’accord. S’il y en a un qui est du style: vive la psychologie positive, et l’autre du style: si on est trop gentil on passe pour un con, ça va frotter. Autre problème: que votre alter ego prenne trop de place dans votre life. Plus que le conjoint, plus que les enfants, plus que n’importe quelle autre personne, en fait. Si on commence à partir en vacances ou en week-end ensemble, attention! Red flag, pas bien, danger. Si vous prononcez le prénom de votre binôme pendant votre sommeil, ou pire pendant l’amour (hahaha, pardon, c’est nerveux), la cote d’alerte est atteinte. Autre point crucial: être un bloc de béton vis-à-vis des équipes, qui ne vont pas manquer de trianguler: «Ah mais Martina m’a dit que c’était OK.» Il ne faut pas non plus que l’un travaille plus que l’autre, vous voyez: je fais tout le taf et l’autre récolte les lauriers en séance de direction et en sonnantes et trébuchantes. C’est comme les tâches ménagères à la maison, ça doit être 50-50 et pas: je fais la lessive, la vaisselle, l’aspirateur, les devoirs, le bain et la bouffe, et toi l’histoire du soir et la fondue quand il y a des invités. Enfin, il ne faut pas être en rivalité, n’oubliez pas que vous êtes co-quelque chose alors il faut rester copains, codiriger et être cohérents et corrects sinon l’un des deux va se sentir cocu.

Ben oui, c’est comme un couple. Amoureux, je veux dire. Les Anglo-Saxons ne s’y trompent pas, ils disent work couple. Certains parlent d’«âme sœur professionnelle». D’autres parlent de leurs anciens binômes comme de leurs ex: «J’ai passé trois ans avec machin, mais la vie nous a séparés», ou bien: «Je me demande comment j’ai tenu quatre ans avec cette dingue…» Eh oui, ce n’est pas forcément pour la vie, quand l’un des deux dit: «Il faut qu’on parle», cela peut aboutir à un work divorce. Et il faut être prêt à passer un peu de temps en céli… heu non, en monôme.

Carré blanc
Martina Chyba