Je ne fais pas partie des gens qui se plaignent du fait que «l’on ne peut plus rien dire». La preuve, je raconte un nombre incommensurable de bêtises et je ne suis pas (encore) en prison, et même parfois, on me paie (peu certes) pour ça. Je ne fais pas partie non plus des gens qui pensent que c’était forcément «mieux avant». Je n’aurais pas aimé vivre par exemple au début des Trente Glorieuses, lorsque les femmes n’avaient ni le droit de vote, ni le droit d’avoir un compte en banque, lorsqu’elles enquillaient les enfants et les avortements, lorsqu’elles étaient secrétaires et qu’on les appelait «mon petit» ou que les animateurs de télévision leur disaient «merci mon poussin» (je viens de voir ça dans une archive de 1978 et j’étais quand même sur le cul, pardon pour l’expression). Je n’idéalise pas le passé, mais je n’idéalise pas le présent non plus. Lorsque certains taguent sur les murs «c’était mieux maintenant», je me dis mouais. Vite fait. Je n’ai pas l’impression que le sentiment dominant de notre époque soit la joie de vivre.

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Il y a ce sentiment dont je peine à me défaire, une petite musique qui me serine que, depuis quelques années, ça rigole quand même moins au taf. Ces dernières années, j’ai assez peu entendu dire «oh zut, on est déjà vendredi, ça va être long ce week-end» ou «finies les vacances, je me réjouis de retrouver les collègues, la machine à café et les dossiers» ou «putain ce qu’on s’est marrés pendant cette visio, vivement la suivante»! On a plutôt le sentiment de slalomer entre la précarité et l’incertitude, le comment faire plus avec moins, les injonctions contradictoires (aaaah… cela mériterait un billet dédié), les évaluations annuelles, les plans d’économies et la nouvelle rhétorique managériale qui vous explique: «Nous allons devoir nous réaligner et recadrer un peu les acteurs. Il va aussi falloir latéraliser quelques-unes de nos compétences.» Ce qui signifie en langage normal: on va virer des gens et supprimer certains secteurs. Evidemment, ce n’est pas très poilant.

On peut supporter beaucoup. Bosser comme des tarés. Pour des salaires pas forcément top. Mais il faut un certain degré de quelque chose qui ressemble à de l’amusement. Voire, pour utiliser un mot issu du vocabulaire sexuel: du plaisir. Alors oui, avant, on se faisait schmire aussi, il y avait du stress et des choses qui n’allaient pas, notamment en matière de sexisme et d’abus de pouvoir (ce n’est pas fini, hein, d’ailleurs, personne n’osera me dire qu’aujourd’hui le monde du travail est une oasis de respect, de diversité, d’inclusivité et de bienveillance, ce n’est pas parce qu’on le prétend que c’est le cas), mais je suis désolée, on se marrait un peu plus. Lorsque je travaillais comme productrice au sein de l’émission Mise au point à la fin des années 90, une étudiante était venue faire un mémoire sur notre fonctionnement et nos séances de rédaction, et elle avait conclu à une «dictature du rire», ce qui, avec le recul, me paraît assez finement observé. Nous cherchions effectivement le bon mot, le titre qui fait boum, ça fusait de tous les côtés et c’était souvent le «salon du camion» comme on disait quand on balançait des blagues vulgaires, ce qui se produisait ma foi fort souvent. Je dirais tous les quarts d’heure, à vue de nez.

La bascule s’est produite dans les années 2000. Quand on a eu besoin d’inventer dans la Silicon Valley le concept de Chief Happiness Officer. A savoir une personne responsable du bien-être des employés et censée les rendre heureux au boulot. S’il faut nommer une personne pour ça, s’il faut installer une table de ping-pong ou organiser des afterworks, c’est qu’il y a un souci. J’avais filmé une fois un team building d’entreprise sous forme d’atelier du rire avec un mec qui avait un nez de clown, c’est une des choses les plus sinistres que j’ai vues de ma vie. Le bonheur n’est pas une donnée mesurable par des KPI, cela ne se décrète pas artificiellement. C’est quelque chose qui passe et qui se passe. Ou pas.

Aujourd’hui, des milliers de coachs divers et variés se cassent la nénette pour trouver des solutions au mal-être professionnel. Je trouve que foutre la paix aux gens, les laisser bosser et rire, de tout, avec tout le monde, serait pas mal. Et pas cher. «Le rire est le propre de l’homme», disait Rabelais, inspiré par Aristote. Et nous, les Suisses, au boulot et ailleurs, on aime bien ce qui est propre. Non?