Un salaire 143 fois supérieur au salaire le plus bas. Tel est le ratio moyen des revenus parmi les 36 plus grands groupes suisses. Les chiffres émanent d’un rapport sur les écarts salariaux publié par Unia en 2024. Chimie, pharma, agroalimentaire, électronique, les entreprises qui figurent dans ce classement relèvent de branches économiques diverses mais ont pour point commun d’opérer au niveau international, d’employer plusieurs milliers de personnes et de peser des milliards en termes de capitalisation boursière.

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Les écarts salariaux se creusent dans les grandes entreprises suisses

La tendance s’accélère selon le syndicat. Les salaires des dirigeants d’entreprise les plus élevés en Suisse ont continué d’augmenter en 2023. Vasant Narasimhan, de Novartis, a notamment touché 16,2 millions de francs (pour un ratio de 1:250) et Ulf Mark Schneider, de Nestlé, 11,2 millions (1:220). Mais l’écart le plus important a été observé chez UBS: le directeur général Sergio Ermotti a gagné 14,4 millions de francs en neuf mois de travail, ce qui porte l’écart salarial au sein du groupe à 1:267. En moyenne, cet écart dans les 36 plus grandes entreprises suisses s’élève d’après le syndicat à 1:143 en 2023, soit 4 points de plus qu’en 2022 (1:139).

Pourtant, le mécontentement de la population face à des salaires jugés excessifs avait trouvé écho dans les urnes: en mars 2013, l’initiative Minder était acceptée par 68% des votants. Le texte oblige les entreprises cotées en bourse à soumettre les rémunérations des dirigeants d’entreprise au contrôle de leurs actionnaires et de leur conseil d’administration. Aujourd’hui, cela concerne 250 sociétés inscrites à la bourse suisse. «Une partie de ces rémunérations est composée de bonus et de dividendes, observe Noémie Zurlinden, enseignante à l’Université de Saint-Gall et économiste chez Unia. Ces montants varient en fonction de la performance de l’entreprise. Le but est d’inciter les dirigeants à maximiser leur performance.»

Lorsque que le directeur général d’une grande société gagne beaucoup d’argent, il le doit donc à la reconnaissance ou à la confiance de l’entreprise qui l’emploie. Pour Pascal Broulis, conseiller aux Etats PLR et ancien ministre des Finances vaudois, «les mécanismes de limitation des salaires existent déjà». Et l’élu de rappeler que ces méga-salaires relèvent de l’exception. «Dans les PME – qui représentent 99% des entreprises en Suisse – les écarts salariaux les plus larges sont généralement de l’ordre de 1:5 ou 1:10.»

«C’est précisément pour cela qu’un encadrement plus strict des salaires ne poserait aucun problème à l’immense majorité des entreprises. Seule la minorité accordant des rémunérations clairement abusives à ses dirigeants serait concernée», répond David Roth. Vice-président du Parti socialiste et conseiller national lucernois, l’homme de 39 ans était en 2013 le président des Jeunes socialistes et l’un des fers de lance de l’initiative «1:12», qui prévoyait que le revenu le plus élevé au sein d’une entreprise ne pourrait pas excéder 12 fois le salaire le plus bas.

Des modèles de rémunération contestés par une partie de la classe politique

Plus de dix ans après le rejet de l’initiative par 65,3% des citoyens, le Lucernois continue de dénoncer des politiques salariales qu’il estime délétères non seulement pour les employés directement concernés, mais aussi pour l’économie dans son ensemble. «Ces modèles de rémunération encouragent le profit à court terme et à tout prix, avec des conséquences parfois désastreuses. Le dernier exemple en date, la débâcle de Credit Suisse, l’illustre bien.»

Pour y remédier, le socialiste propose notamment de s’inspirer des «garde-fous appliqués par les entreprises détenues par la Confédération, telles que La Poste ou les CFF». Au sommet de ces structures, les salaires sont définis au cas par cas selon des principes édictés par des ordonnances. Ils ne sont pas plafonnés mais dépassent néanmoins rarement le million de francs. De son côté, Pascal Broulis estime la démarche risquée. «Les entreprises qui proposent des salaires très élevés à leurs dirigeants s’alignent sur les standards des marchés internationaux. En imposant des plafonds salariaux, les autorités suisses pénaliseraient les entreprises multinationales installées sur son sol.»

Au-delà des risques liés aux stratégies de profit à court terme, les méga-salaires reflètent-ils des inégalités croissantes au sein de la société? Selon les données recueillies par l’Institut des politiques économiques (IWP) de l’Université de Lucerne et restituées par la Swiss Inequality Database (SID) en 2020, les 10% des personnes les mieux loties en Suisse percevaient 34% de l’ensemble des revenus – issus aussi bien du travail que du capital. Les 20% les plus élevés en détiennent 50%.

Ainsi, 80% de la population se partage environ 50% des revenus. Bien qu’inégale, cette répartition des revenus continue de placer la Suisse dans la moyenne européenne, avec un coefficient de Gini (qui mesure les inégalités sur une échelle de 0 – égalité parfaite – à 1 – inégalité totale) de 0,34, comparable à celui de la France (0,31) ou de l’Italie (0,35).

Selon Melanie Häner-Müller, responsable des questions de politique sociale à l’IWP, ces inégalités sont restées relativement stables dans le temps. «Les ratios ont peu évolué depuis près d’un siècle, ce qui est remarquable en comparaison internationale. En général, les crises économiques contribuent à creuser les inégalités de revenus. Or aucune tendance en ce sens n’a été observée en Suisse après le choc pétrolier survenu dans les années 1970 ou après la crise de 2008, ce qui tend à démontrer que le marché du travail helvétique reste résilient.» En outre, la classe moyenne englobe toujours environ 60% de la population. Cette proportion ne semble pas déstabilisée par les grands écarts salariaux pratiqués par certaines grandes entreprises.

Inégalités et pouvoir d'achat: un débat toujours d'actualité

La question de la redistribution des revenus cache néanmoins celle du pouvoir d’achat. «Les données de la SID permettent d’évaluer la répartition des revenus, mais pas leurs valeurs réelles», dit Melanie Häner-Müller. Or certains ménages se sont appauvris en valeurs réelles du fait du renchérissement du coût de la vie. C’est précisément cette érosion du pouvoir d’achat qui inquiète les syndicats. Le rapport de répartition de l’Union syndicale suisse (USS) de 2024 indique une baisse de 30 francs par mois chez les 10% des revenus les plus bas entre 2016 et 2022. «Les revenus du 1% le plus riche ont progressé de 3000 francs brut par mois sur cette même période», signale Noémie Zurlinden.

Pour l’économiste, les enjeux commencent par la renégociation des conventions collectives de travail (CCT). «Une partie de la solution consiste à indexer les salaires sur l’inflation. En outre, il faut une vraie hausse des salaires et des salaires minimums corrects.» De son côté, Pascal Broulis plaide pour les partenariats sociaux mais reste perplexe vis-à-vis d’un salaire minimum. «Lorsque l’Etat impose un salaire minimum, les employeurs s’alignent sur ce nouveau standard, ce qui tire les salaires vers le bas. Nous le constatons dans les pays voisins.»

De fortes disparités de revenus entre cantons

C’est à Zoug que les revenus des ménages aisés sont les plus élevés: pour entrer dans le club des 0,1%, il vous y faut un revenu net de 3,5 millions par an, contre 1,1 million à l’échelle nationale, selon l’Institut des politiques économiques (IWP) de l’Université de Lucerne.

A Genève, malgré un taux d’imposition sur le revenu plafonné à 44,74% – le plus élevé du pays –, le canton reste un lieu apprécié des personnes fortunées. Le seuil d’entrée dans le «top 1%» à Genève se situe à plus de 530'000 francs et celui du «top 0,1%» à près de 2 millions de francs. «La fiscalité n’est pas le seul facteur déterminant. Les sommes perçues par les ‘top earners’ genevois sont nettement plus élevées que la moyenne, car le canton accueille de nombreuses places de travail très rémunératrices», note Melanie Häner-Müller, responsable des questions de politique sociale à l’IWP.

A l’inverse, c’est dans le Jura que ces seuils sont les plus bas: un ménage avec un revenu de 219'500 francs appartient déjà aux plus aisés. Pour entrer dans le 0,1% le plus aisé de son canton, il devra toucher 563 000 francs, soit près de deux fois moins que la moyenne nationale.