«Je ne pourrais pas engager un ou une candidat(e) qui n’a pas d’émotions. Ça ne marcherait pas avec l’équipe. Je cherche des personnalités et des potentiels», observe Thomas Baillod, le fondateur de la marque horlogère neuchâteloise BA111OD. Il a construit son modèle autour des Afluendors, une communauté d’acheteurs-influenceurs insufflant bonnes ondes et retours pertinents. Ces interactions amènent beaucoup en interne et sont un terreau fertile pour les échanges.
De mère libanaise, Thomas Baillod a été éduqué à partager ses émotions et c’est pour lui une force. Pourtant, lorsqu’il était plus jeune, cela lui a joué des tours, car c’était vu comme une faiblesse. «Par exemple, chez Victorinox, j’avais reçu un code de conduite, un petit livre rouge à la mode Mao Tsé-toung. Ce n’est pas ma philosophie. Je vois mon entreprise comme un transformateur d’émotions. Elle est là aussi pour les accueillir. Les équipes travaillent beaucoup, s’engueulent, rigolent, doutent. On vit, sans faux calcul. Ça permet à tout le monde de se sentir intégré, d’être plus fort et plus efficace.»
Les études sur l’impact des émotions dans les processus organisationnels sont très nombreuses, dès 1930. Jusque vers 1980, elles étaient largement considérées comme une faiblesse, en opposition à la rationalité. Elles étaient prohibées du monde professionnel. La publication du best-seller L’intelligence émotionnelle de Daniel Goleman, en 1995, va interpeller les entreprises. Et si les émotions y avaient leur place?
«Une infirmière se doit d’être empathique et ne peut montrer de dégoût. La colère pour une femme est assimilée à de l’hystérie, alors qu’elle n’a pas cette connotation chez un homme. Pour ces derniers, il sera mal vu d’afficher de la peur. Un commercial devra être en tout temps souriant et positif», exemplifie Céline Desmarais, directrice du MAS en développement humain dans les organisations à la HEIG-VD.
Émotion et productivité
L’idée est encore très forte que l’émotion peut nuire à la productivité. Ainsi, la neutralisation des émotions est largement répandue. On enferme ses soucis au placard, sans rien laisser filtrer; une manière de se barricader contre l’animosité, la souffrance ou un environnement malsain.
La codification du ressenti dans les entreprises n’est pas sans risque. «Afficher des émotions dictées face à un client ou un collègue, c’est de la fatigue qui peut conduire au burn-out, surtout si ces émotions ne sont pas authentiques. C’est un leurre de penser qu’on peut ignorer ce qu’on ressent. Toutes les recherches montrent que c’est une source de mal-être», exprime Céline Desmarais.
Cet étouffement de l’affect est également à l’origine d’erreurs de jugement, de baisse de performance, de départs, d’accidents de travail, de conflits. Laura Stewart, employée chez Baillod, ne cache pas qu’il y a des périodes de stress, mais évoque le respect face aux émotions des collègues, sans jugement. «Chacun évacue à sa manière. L’important est que les émotions ne soient pas étranglées. Par exemple, il n’y a pas de guerre froide comme j’ai pu le voir dans d’autres entreprises», déclare-t-elle.
Le management positif, ouvert aux émotions, «ce n’est pas obliger tout le monde à être heureux, mais c’est du bon sens, appuie Thomas Baillod. C’est avoir une porte ouverte pour dire: «Je ne vais pas y arriver, j’ai besoin d’un coup de main.» C’est aussi sévir si une personne est toxique et abuse de l’empathie.»
Le programme de parrainage de Baillod, dans lequel 40 parrains prêtent entre 20 000 et 100 000 francs à la société en échange d’une participation à cette vie d’entrepreneur, reflète cette philosophie. «Nos parrains entrent dans le cockpit de la société en plein vol, avec l’équipe. Ils nous aident en amenant du cash et ressentent cette aventure avec nous. Ils perçoivent l’enthousiasme, mais aussi les problèmes et les doutes. Ils s’impliquent, donnent des idées, des contacts et font avancer les projets», résume le fondateur.
Céline Desmarais parle de convergence et de divergence des émotions. La double face d’une même habileté émotionnelle est essentielle à cultiver en entreprise. La convergence émotionnelle favorise le lien et la performance, mais peut être dangereuse si elle ne trouve pas d’opposition. Le risque de spirale négative existe, notamment dans les start-up ou dans certaines PME conservatrices.
«La divergence émotionnelle est importante pour avoir une équipe saine. Il faut être ouvert à des émotions différentes, même celles qui dérangent, et encourager cette diversité émotionnelle», observe la professeure. Ce contre-pied permet de mieux réguler la vie des organisations.
Le management doit donc être capable d’entendre que les employés sont tristes, en colère. Ce n’est pas évident et il peut se sentir attaqué personnellement. Il y a une peur des émotions négatives en entreprise. Pourtant, les entendre permet très souvent de les réguler et de régler des problèmes sous-jacents. Parmi les lectures recommandées pour poursuivre la réflexion: le livre d’Aurélie Jeantet Les émotions au travail ou celui de Moïra Mikolajczak Améliorer ses compétences émotionnelles.