Ces applaudissements peuvent être interprétés de deux manières», s’est amusé Warren Buffett devant ses actionnaires, à l’annonce de son départ de la direction de Berkshire Hathaway début mai. L’oracle d’Omaha semblait éternel à la tête de l’empire qu’il a continué de diriger jusqu’à 94 ans, animé par une passion hors du commun («Je vais travailler en dansant les claquettes tous les jours»), et à la plus grande joie du marché dont il n’a jamais cessé d’anticiper les soubresauts.

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Savoir quand et comment partir est un sujet sensible pour tout chef d’entreprise qui, après avoir investi une vie dans un projet économique – c’est-à-dire énormément de temps, d’énergie et d’argent –, craint légitimement de voir son navire prendre l’eau s’il venait à en lâcher le gouvernail. Ainsi, le président du groupe LVMH depuis plus de quarante ans, Bernard Arnault, a déjà fait modifier les statuts de son groupe à deux reprises pour s’octroyer la possibilité de garder son poste. Agé de 76 ans, le patriarche du luxe français pourra rester à la tête de son empire jusqu’à 85 ans. La presse hexagonale s’étonne logiquement qu’aucun plan de succession ne semble se dessiner alors même que ses cinq enfants occupent des fonctions dirigeantes au sein du groupe.

La question de la succession concerne encore bien davantage les petites entreprises, car leurs options – et leurs moyens – sont généralement inférieures à ceux de Bernard Arnault. Et les chiffres sont préoccupants. En Suisse, près de 30% des PME ferment faute de repreneur au moment du départ à la retraite de leur dirigeant, estime le réseau suisse KMU Next. Selon une étude de Dun & Bradstreet, 15,1% des PME, soit environ 91 000 entreprises, n’ont pas encore trouvé de solution pour leur succession. Ce n’est donc pas toujours par choix que plus d’un tiers des dirigeants d’entreprise continuent leur activité au-delà de l’âge de la retraite (contre 18% pour la moyenne générale). «Beaucoup envisagent la succession comme un événement ponctuel alors qu’il s’agit d’un processus complexe qui doit s’anticiper au moins sept ans avant la transmission effective», résume Alexandra Bertschi, experte en planification successorale chez PwC Suisse.

«Lorsque le travail représente l’investissement majeur de sa vie, il est forcément difficile de se projeter au-delà, renchérit Nadia Droz, psychologue du travail. Pour quelqu’un qui s’est surinvesti dans son travail au détriment de sa vie sociale et familiale, le passage à la retraite peut provoquer un véritable vide.»

Transmissions familiales tardives

Pour autant que l’on ait trouvé le bon candidat, la solution d’une transmission progressive se révèle souvent adéquate. C’est celle qu’a choisie Enrico Chincarini, fondateur de la fiduciaire Synergix à Genève il y a près de vingt-cinq ans. Aujourd’hui, Synergix emploie 16 personnes.

«Je n’ai jamais vraiment envisagé de m’arrêter. J’apprécie encore ce que je fais au quotidien et j’ai toujours des projets à mener. Il n’y a pas de raison de partir.» Septuagénaire en grande forme, Enrico, expert en finance et controlling, a longtemps dirigé son entreprise avec une passion intacte.

Mais aujourd’hui, la transmission est pleinement accomplie: Jérôme, son fils aîné, a repris les rênes de Synergix il y a plusieurs années et depuis, en assure seul la direction. Il prend l’ensemble des décisions liées à l’entreprise en toute autonomie. Enrico reste disponible pour le conseiller, mais uniquement si Jérôme le sollicite.

Il arrive que la situation ne soit pas aussi harmonieuse. «Certains dirigeants partent trop rapidement et d’autres s’accrochent au point de devenir un frein dans leur propre entreprise, observe la psychologue du travail Nadia Droz. Dans ce cas, il arrive que leurs collaborateurs en souffrent, surtout si le dirigeant n’est plus à même d’assurer sa mission.» Aucune loi n’oblige un chef d’entreprise à se retirer. «Il existe cependant des garde-fous, comme les chartes familiales, explique l’experte de PwC Alexandra Bertschi. Ces contrats permettent notamment de fixer un âge limite pour exercer des responsabilités. Ce ne sont pas des documents juridiquement contraignants mais, dans la pratique, ils sont souvent respectés.»

Des milliers de PME sans repreneurs

En Suisse, trois entreprises sur quatre sont familiales, représentant environ 375 000 établissements et 60% du PIB national. Or la transition générationnelle devient un défi de taille: d’ici à 2029, l’ensemble des générations du baby-boom aura atteint l’âge légal de la retraite. Cette évolution démographique annonce une vague de départs sans précédent. Chaque année, environ 16 000 entreprises doivent être transmises, estime le Seco et, selon une étude de l’Université de Saint-Gall, 12% des dirigeants de PME ont aujourd’hui plus de 65 ans. Pourtant, les repreneurs se font rares: par manque d’intérêt, de moyens ou de compétences, ils ne suffisent pas à compenser les départs massifs attendus. A terme, des milliers de PME risquent de se retrouver sans repreneur, fragilisant durablement le tissu économique suisse. «La génération Z ayant souvent une conception différente de la carrière professionnelle, la solution consiste souvent à remettre les clés à un directeur externe, tandis que seule la propriété reste au sein de la famille, relève Alexandra Bertschi, experte auprès de PwC. Autre scénario courant: la direction est partagée entre la famille et une personne externe.»

«On peut prendre la retraite d’un travail, jamais d’une passion», aime répéter Jean-Claude Biver, figure emblématique de l’horlogerie suisse. C’est contraint par des problèmes de santé qu’il quitte ses fonctions opérationnelles au sein du groupe LVMH en 2018, alors âgé de 68 ans. Il surprend en lançant peu après une marque horlogère à son nom, en collaboration avec son fils. «Je ne voulais pas m’arrêter pour trois raisons: la passion de mon métier, l’envie de partager cette passion avec mon fils et le désir de laisser une trace durable à travers ma propre marque», explique-t-il aujourd’hui. A 75 ans, il laisse progressivement les commandes de la marque JC Biver. «Cette succession s’est imposée comme une évidence, car mon fils partage ma passion depuis quelques années.»

Retraite mûrement préparée

Certains entrepreneurs préparent leur succession longtemps à l’avance. Fondateur d’Images3, une agence de communication visuelle employant une vingtaine de personnes à Renens (VD), Jacques Mégroz a commencé à organiser son départ une bonne dizaine d’années avant la retraite. «Ce processus mobilise du temps et de l’énergie, donc il faut s’y prendre tôt. Ceux qui pensent pouvoir tout régler en un an se trompent.»

Le fondateur choisit de confier les commandes à l’un de ses employés. «Je ne voulais pas vendre l’entreprise à un groupe de presse, car je tenais à préserver son indépendance. Il y a dix ans, j’ai commencé à former un de mes collaborateurs, Denis Hauswirth, pour qu’il reprenne la direction. Cinq ans plus tard, nous avons commencé à mettre en place la succession.»

Avec l’aide d’une banque et d’un cabinet de conseil, le collaborateur a peu à peu racheté les parts de Jacques Mégroz, sur une période de cinq ans. Denis Hauswirth est aujourd’hui directeur et seul actionnaire de l’entreprise.

Jacques Mégroz a conscience que son cas relève davantage de l’exception que de la règle. «Beaucoup de PME ne trouvent pas de repreneurs, surtout dans notre métier. Nous avons eu la chance de réaliser cette succession dans le respect et à notre rythme. Chacun y a trouvé son compte.» Sur le plan émotionnel, le jeune retraité reconnaît que le départ a été difficile. «Le jour où j’ai définitivement raccroché, j’étais un peu perdu. Mon identité était liée à cette entreprise.» Désormais à la retraite depuis sept mois, le fondateur se réjouit d’avoir réussi à assurer l’avenir de son entreprise. «C’était un vœu qui m’était cher. Images3 devait continuer d’exister.»