Le nombre d’étrangers à la tête des entreprises suisses atteint un niveau historiquement inégalé: près d’un dirigeant sur deux (49%) n’est pas de nationalité suisse. Cette proportion grimpe même à 63% lorsqu’on se concentre uniquement sur les nominations intervenues en 2024, selon les données de l’édition 2025 du rapport Schilling, qui analyse depuis 2006 la composition des directions et conseils des 100 plus grandes entreprises suisses.

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

Une tendance qui se constate de manière particulièrement spectaculaire au sommet de l’économie: dans les cinq premières entreprises cotées au SMI, pas un seul PDG ou président de conseil d’administration ne possède le passeport à croix blanche. Nestlé, Roche, Novartis, Zurich Assurance et Richemont sont autant de multinationales dont le siège est en Suisse, mais qui sont administrées par des expatriés.

Pays attractif

Ce phénomène, très spécifique à la Suisse, varie notamment en fonction de la taille des entreprises. «Il faut distinguer les grandes structures, principalement tournées vers les marchés internationaux, et les sociétés de plus petite taille, davantage centrées sur le marché national. Dans cette seconde catégorie, les personnes de nationalité étrangère ne sont pas surreprésentées dans les fonctions dirigeantes, même si leur effectif a progressivement augmenté», indique Patrick Leisibach, chercheur à Avenir Suisse et auteur d’une étude sur l’importance de l’immigration dans les emplois à haute valeur ajoutée.

Le chercheur recense plusieurs facteurs pour expliquer la présence importante d’étrangers aux postes de direction dans l’économie helvétique. La Suisse étant un petit pays, sa base démographique est trop limitée pour répondre à la demande en personnel qualifié. En outre, le pays bénéficie d’une attractivité élevée liée à la qualité de vie, à la compétitivité des salaires et à la stabilité. Le multilinguisme facilite également l’intégration des profils qualifiés issus des pays voisins comme la France, l’Allemagne et l’Italie.

Selon Patrick Leisibach, la plupart des cadres étrangers ne sont pas recrutés directement à un poste à responsabilité. Beaucoup accomplissent une grande partie de leur carrière professionnelle en Suisse, avant de gravir les échelons de la hiérarchie. «Les données disponibles ne montrent par ailleurs aucun effet de substitution. Au contraire, l’ouverture internationale tend à renforcer les perspectives d’évolution pour les Suisses, notamment par le biais des promotions internes.»

La nationalité n’est pas un critère déterminant

Un constat partagé par Claire Brizzi, chasseuse de têtes chez Ganci Partners: «Dans un marché aussi tendu que le nôtre, avec un taux de chômage à 3%, il est souvent difficile de trouver les profils recherchés en Suisse. La demande est plus forte que l’offre.» La nationalité n’est pas considérée comme un critère pertinent pour évaluer un candidat. «Ce qui compte avant tout, ce sont les compétences. Certains profils sont des étrangers de deuxième génération, parfaitement intégrés, avec un fort accent vaudois. Qu’ils aient le passeport suisse ou non ne change rien.» Pour la spécialiste, l’ancrage local conserve cependant toute son importance dans les PME. «Le facteur culturel est clé. Il faut une connaissance du marché. Recruter un cadre sans aucun lien avec la Suisse, c’est prendre un risque.» Seules les grandes multinationales, tournées vers le marché international, engagent souvent des profils sans expérience suisse préalable.

Dans certains cas, l’expérience à l’international devient aussi un indicateur apprécié des PME. «Certains recruteurs cherchent des personnes capables de naviguer dans l’incertitude, précise Claire Brizzi. Celles qui ont déjà fait leurs preuves dans différents contextes sont perçues comme mieux armées.»

Phénomène ancien

Pedro Araujo, chercheur à l’Université de Lausanne et membre du collectif de recherche World Elite Database, ne s’étonne pas des chiffres du rapport Schilling. «La Suisse est une petite économie et ses grandes entreprises sont fortement tournées vers l’international. Roche et Novartis, par exemple, n’emploient respectivement que 14% et 10% de leurs effectifs sur le territoire national. Il n’est donc pas surprenant que les postes de direction soient majoritairement occupés par des étrangers.»

Il y a longtemps que les hauts rangs de l’économie suisse affichent une proportion relativement importante de profils internationaux. Le taux de dirigeants de nationalité étrangère atteignait déjà 11% en 1910 au sein des directions et conseils d’administration des 110 principales entreprises suisses. «L’économie suisse oscille, par phases, entre ouverture et repli. Entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale, dans le contexte de la première globalisation, de nombreux dirigeants venaient de l’étranger. Après 1918, la Suisse s’est refermée: l’heure était à la méfiance envers le monde extérieur. On parlait alors de «défense spirituelle». Une situation qui perdure jusqu’aux années 1980. Le pays entre dans la phase actuelle de libéralisation et de globalisation», explique le chercheur.

Moins d’apprentis et de gradés

L’accès des expatriés au sommet de l’économie suisse a également été facilité par le recul de certains codes typiquement helvétiques. Considéré jusqu’à la fin de la guerre froide comme un sésame pour obtenir un poste de cadre, le rang militaire n’est plus un facteur déterminant. «Les gradés étaient perçus comme des hommes sûrs, capables de défendre les intérêts suisses face aux influences extérieures. Mais cette logique n’a plus cours aujourd’hui.»

Côté formation, l’apprentissage a également perdu de son attrait. «La société suisse a longtemps valorisé le modèle dual université-apprentissage comme moyen d’accéder à l’élite économique. Au début du XXe siècle, près d’un tiers des cadres supérieurs étaient issus de la voie professionnelle. Mais ce n’est plus le cas, observe Pedro Araujo. Aujourd’hui, les dirigeants des grandes entreprises sont tous issus des bancs de l’université et des hautes écoles.» Une mutation qui reflète les transformations internes à la Suisse (les effectifs des étudiants en bachelor dans les hautes écoles suisses ont quadruplé entre 2000 et 2020, selon l’OFS), où les facteurs de réussite professionnelle se sont peu à peu alignés sur les standards internationaux. Cette internationalisation ouvre d’ailleurs aussi des portes aux Suisses, qui peuvent construire leur carrière en s’appuyant sur une expérience à l’étranger. «Il est désormais plus fréquent de partir se former ou de commencer sa carrière hors de Suisse, puis de revenir avec un «capital international», poursuit Pedro Araujo. C’est devenu une condition tacite d’ascension dans certaines entreprises.»