«On reparle de ton projet au troisième trimestre. J’aurai plus de visibilité»; «Vous avez un excellent profil. On revient vers vous au plus vite sur votre candidature»; «Je te donne des nouvelles sur la suite après cette phase»... Vous avez déjà surpris votre management ou votre département RH en pleine partie de «Petit Poucet»? Les règles sont simples. Elles consistent à semer de petites miettes de pain sur votre chemin professionnel. Vous les boulottez une à une jusqu’au jour où… rien.
Appliquée au monde du travail, cette pratique consiste à garder un collaborateur engagé en lui faisant miroiter des perspectives d’évolution ou alors à maintenir un candidat au chaud après trois assessments et quatre entretiens. Il ne s’agit donc pas de donner, mais de faire espérer, avec des formulations vagues. Sauf que ce mécanisme de fidélisation peut avoir des effets délétères sur la motivation et la rétention des talents tout en érodant la réputation de l’employeur. En effet, si cette stratégie populaire dans les départements RH et le management intermédiaire peut apparaître comme un outil de gestion pratique sur le court terme, elle peut très vite générer du désengagement, de la frustration, voire des conflits. Que révèlent ces fausses promesses? Pourquoi s’y adonner et quels en sont les risques en cas d’abus? Au-delà du storytelling bien huilé pour attirer les talents, la stratégie du «Petit Poucet» traduit-elle un manque de courage?
L’absence de clarté, un réel problème
Au fil de ses seize années à la tête de Brodard Executive Search, Nathalie Brodard a observé certaines pratiques RH qui, bien qu’animées de bonnes intentions, peuvent freiner l’efficacité des recrutements. La Romande, spécialiste de l’identification de talents dans le secteur bancaire notamment, les perçoit rapidement à travers les récits des candidats rencontrés, souvent révélateurs de pratiques internes incohérentes. «Cela se manifeste généralement par la démultiplication des tours d’entretien, parfois jusqu’à sept ou huit, sans que les candidats soient suffisamment informés du déroulé ou des étapes à venir. Cette complexité peut semer la confusion. Les candidats attendent une validation interne et une réponse définitive qui ne vient pas. Au lieu de cela, les RH leur font parfois passer des tests supplémentaires.» Et ce, dans un seul but: les garder dans la boucle. Loin de remettre en question les professionnels RH, Nathalie Brodard souligne l’importance d’un «alignement entre la stratégie de recrutement et la réalité du marché des talents, particulièrement dans un contexte de pénurie de profils qualifiés. Parfois, un excellent profil interne émerge en cours de processus. Cela peut amener les RH à vouloir garder ouvertes toutes les options, en continuant les entretiens externes, mais cela nécessite une communication transparente avec les candidats.» Pour Nathalie Brodard, ce n’est pas la prudence qui pose problème, mais l’absence de clarté: «Les talents sont aujourd’hui prêts à attendre, à condition d’être tenus au courant avec honnêteté et respect.»
Si ce procédé se répète, il génère un réel risque réputationnel: «Un processus opaque peut laisser une impression négative, même auprès de candidats très intéressés. Il en va donc de la marque employeur de traiter chaque candidature avec attention.» Elle insiste sur le fait que mener un processus exigeant n’est pas un problème en soi, à condition qu’il soit bien balisé, expliqué et qu’il fasse preuve de considération humaine. D’autant que le candidat prend aussi des risques.
Une promesse non tenue est pire qu’un non
Nathalie Brodard se souvient d’un cadre bancaire expérimenté qui aspirait à élargir ses responsabilités managériales. Après avoir reçu une offre d’une banque concurrente, correspondant précisément à ses ambitions, il a choisi d’en informer son employeur avec transparence. Soucieux de ne pas le voir partir, son manager lui a proposé de rester, promettant la création d’un poste à responsabilités au sein de la structure. Rassuré, le collaborateur a décliné l’offre externe, misant sur cette promesse interne. «Douze mois plus tard, le poste n’existait toujours pas. Et dix-huit mois après cet engagement initial, il a finalement quitté l’entreprise, avec le sentiment d’avoir perdu du temps dans sa progression. Une promesse non tenue s’avère parfois bien pire qu’un non ferme: elle crée une déception durable.»
Lorsqu’elle est recrutée comme chargée de projet dans une association venant en aide aux personnes en situation de handicap, Sophie Choex jouit très vite d’une modification de l’organigramme pour devenir coordinatrice de projets: «A ce moment-là, on m’a dit que je recevrais une augmentation de salaire dans les mois qui suivraient et qu’elle serait rétroactive. Les mois s’écoulent et, lors de l’entretien annuel, on me dit que j’ai les qualités nécessaires pour devenir manager, mais que cela dépendrait de la situation financière de l’association.»
Sophie Choex assume déjà le cahier des charges d’un poste managérial, mais sans la bonification salariale. Deux changements de direction viendront mettre sa patience à rude épreuve. Après cinq ans d’attente, la nouvelle équipe accède à ses demandes. Elle pourra passer manager, à la condition d’effectuer des tests préalables dans un cabinet de recrutement. Quant à l’augmentation, elle sera d’une centaine de francs. Aujourd’hui, Sophie Choex songe à jeter l’éponge avec le sentiment d’avoir été grugée.
La tyrannie de la bienveillance
La question de la méritocratie est d’ailleurs au cœur de la stratégie du «Petit Poucet»: «On mise toujours sur un idéal méritocratique. Beaucoup de collaborateurs pensent encore que s’ils ne déméritent pas dans leur travail ils auront une promotion. Or la vie d’une organisation, c’est aussi de l’injustice. Une personne externe peut être recrutée pour des raisons politiques, une autre peut accéder à un poste de cadre alors qu’elle a moins d’ancienneté.»
Après avoir été chercheur, haut fonctionnaire et manager public, Christophe Genoud est aujourd’hui administrateur, consultant en management des organisations et formateur. Selon lui, la stratégie du «Petit Poucet» traduit avant tout un manque de courage managérial alimenté par la tyrannie de la bienveillance qui prévaut dans le monde du travail: «La question est aujourd’hui de savoir si l’on ose encore être cash et transparent lorsqu’on nous demande une augmentation ou une évolution. Tout manager est confronté un jour ou l’autre à cette situation, mais il n’ose plus être franc de peur de créer une situation conflictuelle. La stratégie de la fausse promesse, c’est la confrontation entre un idéal promu par l’organisation et la réalité. Mais mieux vaut être franc. La personne sera mécontente, mais reconnaissante de ne pas avoir été dupée.»
Pour le spécialiste, la stratégie du «Petit Poucet» reflète surtout une transformation du management: «Il y a dix ans encore, toutes les entreprises faisaient du management transactionnel, c’est-à-dire qu’un collaborateur se soumettait à l’autorité en contrepartie d’un salaire, de vacances, etc. Aujourd’hui, les organisations misent sur le management transformationnel. On ne promet plus d’avancement, mais autre chose, comme du mentorat, du développement personnel. Les entreprises n’interviennent donc plus sur les variables dures (salaire, avantages sociaux). Elles vendent autre chose. La stratégie du «Petit Poucet», c’est une scission du contrat moral entre l’employé et l’organisation. Pour maintenir un engagement, il faut avant tout arrêter de prendre les gens pour des imbéciles.»
Le conte du Petit Poucet, au-delà de sa dimension fantastique, peut être lu comme une métaphore puissante des dynamiques de confiance, d’abandon et de résilience. Autant de thèmes que l’on retrouve dans le monde de l’entreprise, notamment lorsqu’il est question de promesses non tenues. L’abandon des sept enfants dans la forêt évoque une rupture de confiance, les enfants s’en remettent à leurs parents mais sont trahis. De même, en entreprise, des collaborateurs qui s’engagent à fond peuvent se sentir trahis si les engagements managériaux ne sont pas respectés. Dans le conte, le Petit Poucet anticipe l’abandon et tente de laisser une trace (cailloux et miettes) pour retrouver son chemin. Un salarié qui fait face à des promesses douteuses prend des précautions en engageant une veille, en remettant son CV à jour et en s’ouvrant à de nouvelles opportunités professionnelles.