Au travail comme en amour, on se drague, on s’aime, on se quitte, on se trompe ou on retente notre chance. Désormais, la tendance serait à la polygamie professionnelle. Ce printemps, le prestigieux Financial Times s’amusait d’un mal inquiétant venu de Grande-Bretagne au point d’inquiéter les patrons britanniques. Ces derniers seraient confrontés au fléau des «employés polygames», c’est-à-dire ces collaboratrices et collaborateurs qui cumulent simultanément deux activités salariées à plein temps pour doubler leur revenu. Mais contrairement aux relations amoureuses, la polygamie professionnelle se fait sans le consentement du principal intéressé: le patron.

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Selon le quotidien, la stupeur aurait gagné les directions d’entreprises britanniques à la suite d’une enquête menée en début d’année par le Ministère de l’environnement, de l’alimentation et des affaires rurales après avoir découvert que l’un de ses employés à temps plein faisait également partie du personnel du Ministère de la santé et des affaires sociales. Un cas isolé, qui a somme toute poussé l’Initiative nationale anti-fraude (NFI) à poursuivre les recherches au sein des conseils municipaux de Londres. Les travaux de la NFI ont mis au jour 23 autres cas de polygamie et 500 000 livres sterling (537 000 francs suisses) de salaires indûment versés.

Essor avec le télétravail

A l’inverse des slashers et du cumul des temps partiels salariés (23% des actifs suisses), la polygamie professionnelle toucherait les secteurs très qualifiés et déjà très valorisés. Elle aurait pris son essor avec la généralisation du télétravail et le développement d’outils numériques plus performants. Ce phénomène encore minoritaire remet en question les entreprises et le salariat qui peinent aujourd’hui à garantir la performance et la loyauté des collaborateurs. Il met aussi au défi les politiques de recrutement des entreprises et leurs mesures de rétention des collaborateurs mises en place dans un contexte de pénurie de talents.

En réaction, elles prônent un retour massif au bureau. Sauf que cette réponse masque une réalité plus profonde: la transformation des rapports de travail et du salariat. Ce dernier n’est pas mort, mais il se réinvente. Comment? En Suisse, la polygamie professionnelle est marginale, voire inexistante. Pourtant, nombreux sont celles et ceux qui cumulent plusieurs emplois salariés; par nécessité ou par appât du gain. Quelles sont les limites et les zones grises de ce modèle? Que dit la loi sur le travail ? Ce modèle change-t-il la stratégie des entreprises en matière de fidélisation et de rétention des collaborateurs?

Femmes plus concernées

Les Suisses ne sont pas polygames, mais ils sont toujours plus nombreux à cumuler plusieurs activités professionnelles. Selon l’enquête sur la population active (2024) de l’Office fédéral de la statistique, 8,2% de la population active suisse exerce plus d’une activité professionnelle salariée. Un chiffre en légère augmentation chaque année. Cette augmentation est marquée dans tous les secteurs et toutes les catégories d’âge. Si neuf personnes multi-actives sur dix sont salariées dans leur activité principale, elles ne sont plus que 77% à l’être dans leur activité secondaire. Plus surprenant, un quart des personnes multi-actives occupent un poste salarié à plein temps dans leur activité principale. Et, sans surprise, la multi-activité concerne plus particulièrement les femmes, toujours précarisées en cas de maternité pour concilier vie de famille et vie professionnelle. Voilà pour les chiffres, mais que disent les faits?

A 34 ans, Sylvia Bovet* est l’une des nombreuses victimes de ce qu’elle nomme «le syndrome post-sciences sociales bouchées». En d’autres termes, cette Lausannoise fait partie de cette catégorie de diplômés qui ne trouve pas de travail ou pas à durée indéterminée. Tout a commencé début 2023 lorsque Sylvia Bovet sort diplômée en sciences sociales de l’Université de Lausanne. Consciente de la précarité de l’emploi après les études, elle décroche un poste de chercheuse en CDD de deux ans. A la fin, il n’y a malheureusement pas le budget pour l’engager en CDI. Sylvia s’inscrit au chômage tout en multipliant les postulations.

Elle finit par trouver un poste d’enseignante à 50%  dans une école professionnelle, sans avoir entamé la formation à la Haute Ecole pédagogique. Résultat? «Un salaire mensuel de 2400 francs et des heures d’enseignement qui ne sont pas fixes. Je cumule donc avec un travail à 15% dans une association; de la danse les week-ends et des remplacements supplémentaires à l’école. J’ai la tête qui tourne, mais j’arrive à me dégager un salaire de 4000 francs par mois avec tout cela. Au début, j’enchaînais de 8 h à 20 h, mais je n’ai pas tenu. Ma situation m’angoisse. Je n’arrive pas à imaginer sereinement mon avenir, notamment du point de vue de la maternité.» A l’instar de Sylvia Bovet, la multi-activité traduit et génère de la précarité. Mais ce n’est pas toujours le cas.

Nouveau rapport de force

Au sein d’Ismat Group, spécialisé dans la gestion des risques santé en entreprise et des problématiques de management, Lucas Roveda est témoin d’un certain engouement pour la polygamie. Le consultant et psychologue du travail y voit une bascule dans le rapport de force entre employeur et employé: «Jusqu’à il y a peu, l’entreprise avait un pouvoir, une emprise sur l’évolution de carrière, le statut et l’identité professionnelle. Désormais, ce n’est plus seulement elle qui recrute, les employés aussi la castent. Le contrat social qui nous assurait un bon salaire, une retraite et une carrière n’existe plus. Alors on conjugue plusieurs expériences professionnelles en même temps.»

Ce n’est plus seulement l’entreprise qui recrute, les employés aussi la castent.

Lucas Roveda, consultant et psychologue du travail, Ismat Group

Parmi les profils qualifiés, cela se traduit par une quête de sens. «Pourquoi s’embêter dans un travail uniquement rémunérateur et/ou découlant directement de notre formation/nos études, alors que l’on pourrait trouver du sens ailleurs? Je veux dire par là que la multi-activité permet de conjuguer les aspects économiques avec des besoins plus profonds et tout aussi rémunérateurs, comme le sens ou le sentiment d’utilité. Les organisations vont donc devoir s’adapter. Le salariat doit être co-construit. Cela induit de la négociation. Ce que les employés donnent, ils doivent le recevoir d’une manière ou d’une autre. Cela exige de l’entreprise d’être plus à l’écoute des attentes des collaborateurs, en passant notamment par des outils comme des sondages qui permettent de savoir ce que veulent les collaborateurs, où ils en sont dans leur vie professionnelle, leurs aspirations, etc. Comme dans une relation amoureuse, il faut se remettre en question et questionner la relation», souligne Lucas Roveda.

Accord de l’employeur

Si la loi suisse autorise jusqu’à quarante-cinq heures de travail hebdomadaire, elle n’aime pas les infidélités. Elle n’interdit pas la multi-activité, mais la «subordonne à l’autorité et à l’accord de l’employeur», rappelle Kevin Guillet, avocat spécialiste en droit du travail au sein de l’étude lausannoise Proxima Legal. Ainsi, un banquier à plein temps qui donnerait des cours de poterie pour lesquels il serait rémunéré sur ses week-ends viole ses obligations contractuelles s’il n’a pas l’accord de son employeur principal. Ce dernier peut s’y opposer alors même que l’activité accessoire n’entre pas en concurrence. «Et ce, peu importe si l’activité accessoire est indépendante ou dépendante, insiste Kevin Guillet. En revanche, si les cours de poterie sont gratuits, il n’y a pas de violation.»

Le cadre s’assouplit dans le cas du cumul de temps partiels salariés: «S’il en informe son employeur principal, le collaborateur peut faire ce qu’il veut sur le temps restant, du moment que l’activité accessoire n’entre pas en concurrence. Ce sont exactement les mêmes règles en cas d’un double mi-temps auprès de deux employeurs. Si l’employé exerce deux activités concurrentes, cela peut mener à des sanctions et même être un motif de licenciement avec effet immédiat.» La loi suisse est-elle pour autant adaptée à la réalité du marché du travail et des actifs? «Je la trouve logique et cohérente. La loi protège l’employé. Comment un employeur peut-il s’assurer du respect de ces normes protectrices s’il ignore tout de l’activité accessoire de son employé? Cela découle d’un principe de transparence vis-à-vis de l’employeur.» En amour, comme au travail, mieux vaut donc jouer la carte de l’honnêteté.

*Nom connu de la rédaction