Abo
Gouvernance

«Syndrome du Titanic»: les PME face au déni de réalité

A l’instar du fameux paquebot où, malgré le naufrage en cours, les passagers font comme s’il s’agissait d’un simple exercice d’évacuation, pourquoi certaines organisations persistent-elles dans leur trajectoire sans apporter les ajustements nécessaires, convaincues de leur solidité?

Mehdi-Atmani

Mehdi Atmani

Julie Zumbühl, cofondatrice de l’Observatoire des risques psychosociaux

Pour Julie Zumbühl, cofondatrice de l’Observatoire des risques psychosociaux, beaucoup d’entreprises sont incapables d’identifier les signaux faibles d’une crise à venir.

Valentin Flauraud

Publicité

«Mesdames et Messieurs, chers passagers. Pour des raisons financières, Swissair n’est plus en mesure d’assurer ses vols.» Nous sommes le 2 octobre 2001. Il est 16 h 15 à l’aéroport de Zurich lorsque les haut-parleurs enterrent la compagnie aérienne. La disparition brutale de ce fleuron helvétique suscite un traumatisme national. Pourtant, elle était prévisible. Dès les années 1950, Swissair connaît ses premières turbulences. Puis c’est la lente descente aux enfers des années 1990. La direction de la compagnie ignore les signaux d’alerte et s’entête dans une stratégie qui l’amène au crash. C’est le grounding.

En mars 2023, Credit Suisse s’effondre après des années de mauvaise gestion, de scandales récurrents et de pertes financières importantes, qui ont érodé la confiance des clients et des investisseurs. Un affaiblissement exacerbé par la crise bancaire américaine de mars 2023. «Too big to fail», la grande banque suisse a délibérément ignoré les nombreux signaux d’alerte, notamment les multiples avertissements de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) concernant des investissements à risque. Autant d’erreurs stratégiques et une culture de l’excès qui vont précipiter sa chute.

Contenu Sponsorisé

Swissair, Credit Suisse et de nombreux autres cas plus confidentiels de faillite ou de sortie de route sont les exemples emblématiques d’un acharnement, d’un déni de réalité ou d’un excès de confiance des entreprises alors que tous les signaux indiquent qu’elles vont dans le mur. Comment s’explique cette attitude managériale qui consiste à ignorer, à minimiser ou à retarder les réponses face à une crise annoncée? A l’instar du Titanic où, malgré le naufrage en cours, les passagers font comme s’il s’agissait d’un simple exercice d’évacuation, pourquoi certaines organisations persistent-elles dans leur trajectoire sans apporter les ajustements nécessaires, convaincues de leur solidité?

Repérer les signaux faibles

Au fil de ses nombreux mandats d’administratrice, la responsable ressources humaines Annalisa von Grünigen en a vécu, des tangages. Mais il y en a un qui lui reste particulièrement en mémoire. Nous sommes dans une PME romande de grande taille. Afin d’assurer sa pérennité et sa croissance, le conseil d’administration vient d’approuver l’implémentation d’un projet IT d’envergure: «Il ne s’agissait ni plus ni moins d’une refonte des systèmes informatiques à plusieurs millions de francs, se souvient Annalisa von Grünigen. L’outil existait, il était conforme à nos attentes, mais on a très vite compris que les équipes n’auraient pas la capacité d’absorber cette transition technologique. Les signaux faibles étaient là, mais le conseil d’administration ne les a pas écoutés. Il savait pourtant qu’une crise pouvait survenir, mais il était convaincu que cela ne lui arriverait pas.»

Publicité

Sans surprise, la crise est arrivée. «Il a fallu changer le cap à toute vitesse, se rappelle l’administratrice. C’était très dur. J’avais vraiment l’impression que certains membres du conseil préféraient couler le bateau plutôt que de changer de direction. Nous sommes parvenus à redresser la barre, mais la PME a dû fortement réduire sa taille. Elle est repartie dix ans en arrière. Aujourd’hui, elle remonte petit à petit.» Que s’est-il donc passé? «De manière générale, je pense que les conseils d’administration dissocient toujours la stratégie de l’opérationnel. Or il est crucial que les deux dialoguent. Dans notre cas précis, les équipes stratégiques sont parties avec une technologie qu’elles croyaient insubmersible. Mais ce n’est pas tout d’acheter un super-projet informatique. Il faut aussi le faire vivre dans l’entreprise. C’est une question d’adoption.»

Humaniser les conseils d’administration

Selon Annalisa von Grünigen, le «syndrome du Titanic» traduit avant tout des manquements dans la gouvernance et la déconnexion entre l’opérationnel et le conseil d’administration: «On exige de l’opérationnel qu’il remonte les problèmes. Lorsqu’on le fait, on repart avec une nouvelle liste de problèmes opérationnels à régler. Mais on a besoin de toute l’entreprise pour sortir d’un déni collectif. L’immobilisme coûte plus cher que l’action. Afin d’éviter le naufrage d’un projet, il faut remettre de l’humain dans le conseil d’administration. Les projets de transformation doivent être liés aux capacités d’adaptation des équipes.»

Publicité

A Fribourg, Julie Zumbühl connaît bien les mécanismes dysfonctionnels des organisations. Cofondatrice avec Carole Wittmann de l’Observatoire des risques psychosociaux, elle intervient depuis bientôt vingt ans en Suisse romande au sein d’organisations privées et publiques dans le cadre d’audits et d’enquêtes internes. Qu’il s’agisse de harcèlement, de burn-out, de gestion de crise ou d’atteinte à la personnalité, toutes ces pathologies qui touchent les entreprises ont un symptôme commun: l’incapacité à détecter et à interpréter les signaux faibles d’une crise à venir.

Selon la psychologue du travail et juriste, une organisation qui ignore les signaux faibles va très vite mettre le doigt dans un engrenage qui peut lui être très dommageable. Elle répond surtout à un mécanisme humain: «A partir du moment où l’on s’est investi dans un projet, il devient très difficile d’admettre que l’on ne va pas dans la bonne direction. C’est un biais humain, comparable au fait de regarder un mauvais film jusqu’au bout. En Suisse, on est culturellement très éduqué à terminer ce que l’on a commencé. On se rassure en pensant que ça ira, puisque ça a toujours marché ainsi. Et lorsqu’il s’agit de remettre en cause des décisions stratégiques venues d’en haut, beaucoup préfèrent se taire plutôt que de s’exposer.»

Publicité

A l’écoute des réticences

Lorsqu’elle intervient dans les organisations, la crise est déjà là: «Mon rôle est alors de dresser une radiographie de l’organisation – ses processus, ses canaux de communication, sa culture interne – afin d’identifier des outils de détection précoce qui permettront non seulement de sortir de la crise, mais aussi de prévenir sa réitération.» Julie Zumbühl constate d’ailleurs que beaucoup d’entreprises veulent aller trop vite: «Lors de l’implémentation d’un changement dans une organisation, il y aura toujours une proportion non négligeable de résistants au changement et cette résistance est souvent sous-estimée par le management. Mais il faut comprendre qu’elle n’est pas seulement de l’ordre de la peur ou du blocage: souvent, ces personnes ont déjà identifié des problèmes potentiels dans la manière dont le changement est conduit. Et souvent, ce sont des personnes très pointues dans leur domaine. Plutôt que de les marginaliser, il est essentiel de les écouter car elles ont des avis précieux pour anticiper les crises à venir.»

Il existe pourtant des outils de gouvernance à mettre en place avant tout changement important. Parmi eux, l’organisation de groupes de travail. «Il s’agit de créer des groupes de pilotage pluridisciplinaires et représentatifs de l’ensemble de l’organisation, souligne Julie Zumbühl. Ils permettent de croiser les enjeux commerciaux et humains autour d’un projet. Il existe aussi des outils psychométriques et statistiques à utiliser en parallèle d’entretiens individuels. Ces approches offrent une photographie précise de la situation d’une organisation à un instant T, soit un point de départ indispensable avant d’engager un changement.»

Publicité

Après le naufrage vient la com

Lorsqu’il est trop tard pour rebrousser chemin, autant miser sur une bonne communication de crise. Les grandes entreprises l’ont bien compris, mais ce réflexe reste encore rare au sein des PME. Pourtant, une bonne stratégie de communication interne peut s’avérer cruciale lorsque la crise survient: mauvais résultats économiques, délocalisation, licenciements ou erreur stratégique. Pour l’entreprise, la règle dans ce cas de figure est de communiquer à l’interne, dans le bon timing et d’éviter que la presse ou les syndicats ne le fassent à sa place.

Après un quart de siècle dans les relations publiques, Nabila Bouzouina sait d’ailleurs combien il est important de communiquer rapidement à l’interne en cas de crise ou de naufrage. La responsable au sein de l’agence genevoise Open Up accompagne les directions générales dans cet effort: «Le syndrome du Titanic est un problème de gouvernance qui peut déstabiliser à l’interne. Il faut donc limiter les dégâts et apporter très vite les éléments de réponse pour éviter l’emballement. Une gestion rapide montre de la maîtrise et du professionnalisme. C’est extrêmement important de rassurer les collaborateurs, d’expliquer pourquoi et comment on en est arrivé là.» Une remise en question tardive, mais salutaire.

Publicité