Bonjour,
Le travail, c’est comme l’amour: très compliqué. Chaque mois, la journaliste Martina Chyba décrypte à sa manière pertinente et impertinente les splendeurs et misères de la vie professionnelle.
Martina Chyba
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On avait l’habitude des petits arrangements avec son CV. Mais oui, vous savez: on annonce un allemand de niveau «scolaire» (traduction: on ne parle pas l’allemand), on a fait plein de bénévolat (une fois), on a eu les meilleures notes à la matu (on est passé à la raclette), on a fait un stage dans une boîte prestigieuse (on apportait les cafés), on a créé une start-up (tout seul et sans chiffre d’affaires). Désormais, on triche sur sa famille. On planque les gosses. Parce que dans le monde merveilleux de l’entreprise, malgré la vague bienveillante, inclusive et féministe, cela n’évolue pas (beaucoup). C’est toujours un problème d’avoir enfanté un ou plusieurs êtres humains et, comble du manque de conscience professionnelle, de devoir s’en occuper.
Cela s’appelle le secret parenting, expression inventée en 2019 qui exprime le fait de cacher sa parentalité. Une séance à 8 h ou 18 h 30? Pas de souci! Un séminaire extra-muros de trois jours dans un hôtel Ibis? Yesss! Sauf qu’à la maison, vous avez une, deux ou trois choses qui sont la chair de votre chair; vous avez peut-être un conjoint qui peut gérer le dossier, mais peut-être pas, et vous ne pouvez décemment pas les laisser avec un distributeur de croquettes, ni les déposer à la consigne de la gare, cela ne se fait pas. Mais vous ne dites rien. Vous vous démerdez (allô maman?). D’ailleurs, vous ne mettez pas de photos de votre progéniture au bureau, vous ne parlez pas des exploits de la petite à la machine à café et encore moins des soucis de santé du grand, vous cloisonnez votre vie privée et votre vie professionnelle, vous dissimulez la charge mentale que cela représente, vous posez un congé maladie alors que c’est votre enfant qui est au lit, vous incriminez les bouchons pour un retard alors que vous emmenez junior à l’école. Parfois même, vous finissez par renoncer, surtout si vous êtes une femme. Vous optez pour un temps partiel parfois très partiel, ou vous arrêtez carrément de travailler, sans mesurer l’impact désastreux sur votre caisse de pension et sur votre retraite.
Alors que tout le monde geint à propos de la dénatalité vertigineuse qui touche tous les pays occidentaux et le Japon, voilà où on en est. Le «no kids» contamine la vie de bureau; cela reste «mal vu» d’avoir des enfants. Parce qu’on ne peut pas être «à fond», n’est-ce pas? Un salarié se doit d’être totalement investi dans son travail, et cela se traduit par la fameuse «culture des longues heures». Quel parent n’a pas commencé à regarder sa montre et à transpirer vers 17 h 30, attendant une heure estimée décente pour se barrer (alors qu’il n’a peut-être plus rien à faire depuis un moment)? Et entendu, au moment où il ose discrètement se lever vers 18 h, un vieux boomer – qui, lui, a eu sa meuf au foyer pendant toute sa carrière – lancer à la cantonade: «Tu prends ton après-midi?»
Il y a un truc ennuyeux avec les enfants: une fois qu’ils sont là, on ne peut pas les rendre. Rappelons en passant que ce sont de futurs actifs, censés financer notre AVS plus tard. Alors on en fait quoi? On les met dans un dépôt de self-stockage et on les récupère au moment où l’entreprise nous fout dehors parce qu’on est trop vieux, et qu’on se retrouve au chômage, et donc avec du temps pour s’en occuper? Oui, parce qu’à 55-60 ans, lorsque l’on est senior, qu’on n’a plus d’enfants à la maison et que pour le coup on est disponible pour une séance à 7 h 30 (on se lève tôt) ou à 19 h (pas de tunnel bain-repas-dodo), eh bien cela ne convient pas non plus à l’économie, parce qu’on est trop cher, trop dépassé, trop nul, trop patriarcal, trop ringard.
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Putain mais on veut quoi en fait? On est censé faire ça: travailler comme si on n’avait pas d’enfants et s’en occuper comme si on ne travaillait pas. Cela concerne surtout les mères évidemment, mais pas que. Cela s’appelle une injonction contradictoire, on en reçoit dix par jour, mais celle-ci mérite le podium.
Tant qu’on y est, inventons le secret partnering, on déplace la date de son mariage parce qu’il y a une réunion des cadres et qu’il est de bon ton de s’y faire remarquer, le secret helping parce qu’on a des parents âgés dont il faut prendre soin, mais on dit qu’ils sont morts, le secret everything, en fait. Camarades, on ne concurrencera pas l’IA en nous déshumanisant nous-mêmes, au contraire. S’ils veulent nous remplacer par du numérique, ils nous remplaceront. Alors si on est (encore) un peu sapiens, misons sur l’émotion, l’humour et… la vie. Sans hésiter à en rajouter une couche. Culotte.
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