Bonjour,
L’intelligence artificielle bouleverse non seulement nos métiers, mais aussi notre rapport à l’apprentissage. Laurent Alexandre appelle à repenser en profondeur la formation pour éviter que l’humain ne devienne l’élève de ses propres machines.
William Türler
Laurent Alexandre et Olivier Babeau s’en prennent à un système éducatif qu’ils jugent dépassé face à l'IA.
Olivier RollerPublicité
Ancien chirurgien-urologue devenu multi-entrepreneur et essayiste, Laurent Alexandre aime bousculer les certitudes. Dans son dernier ouvrage, «Ne faites plus d’études!», coécrit avec Olivier Babeau, professeur d’économie et fondateur de l’Institut Sapiens, il s’en prend à un système éducatif qu’il juge dépassé face à la révolution de l’intelligence artificielle. Selon lui, le diplôme ne protège plus de l’obsolescence. Rencontre avec un provocateur assumé, qui défend une refonte radicale de la formation à l’ère numérique.
Pourquoi ce titre, «Ne faites plus d’études!»? Est-ce un cri d’alarme ou une vraie recommandation?
C’est une recommandation parfaitement sérieuse. L’université ne prépare plus à la complémentarité avec l’intelligence artificielle. Prenons la médecine: ChatGPT se montre déjà quatre fois plus performant que les médecins spécialistes pour établir un diagnostic. Pire encore, un médecin associé à ChatGPT obtient de moins bons résultats que l’IA seule. C’est la preuve d’un échec profond du système de formation, qui rend les études de médecine, dans leur forme actuelle, obsolètes.
Vous affirmez que l’école prépare à un monde qui n’existe plus. Que doit-elle changer pour rester utile?
La situation universitaire suisse reste meilleure que celle de la France, car elle résiste davantage à la démagogie et ne distribue pas de diplômes à tout-va. Mais pour rester utile, la formation doit évoluer vers l’apprentissage permanent. Il faut accepter de travailler dur, sans relâche, pour rester complémentaire de l’intelligence artificielle. Le monde de demain ne sera pas tendre avec les paresseux. Tous les métiers, qu’ils soient manuels ou intellectuels, devront se réinventer face à l’essor fulgurant des robots et de l’IA. D’autant que les modèles les plus récents, comme GPT-5 Pro, affichent déjà un QI estimé à 148, supérieur à celui de 99,9% des humains.
Cela passe aussi par davantage de moyens.
L’humanité se comporte de manière suicidaire. Le déséquilibre est abyssal entre les investissements massifs consacrés à l’éducation de l’IA et le manque de moyens dédiés à celle des cerveaux humains. Mark Zuckerberg a récemment proposé plusieurs milliards à un brillant éducateur d’intelligence artificielle, tandis que la Silicon Valley dépense près d’un milliard de dollars par jour pour faire progresser l’apprentissage des machines. Les meilleurs esprits partent former les IA, pas les enfants. Résultat: l’éducation humaine est laissée en jachère. C’est insensé.
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Les humanités ont-elles encore une place dans un monde dominé par la technologie?
Plus que jamais. L’enseignement doit devenir véritablement multidisciplinaire et accorder une place centrale aux humanités, mais aussi au droit, à la géopolitique ou à l’économie. Ces domaines offrent une compréhension globale du monde et permettent d’aborder la complexité. Ils sont essentiels pour saisir le passé et anticiper les mutations à venir: c’est grâce à la lecture de milliers d’ouvrages d’histoire que j’ai appris à repérer les grandes tendances technologiques et sociales. Dans notre livre, nous plaidons d’ailleurs pour qu’une solide culture générale soit imposée dès le plus jeune âge.
Quelle formation aura encore de la valeur dans 10 ou 20 ans?
Nul ne peut prédire avec certitude la vitesse ni l’ampleur des progrès de l’intelligence artificielle. Même les experts ont été dépassés par l’accélération des avancées récentes. Dans ce futur imprévisible et parfois brutal, les qualités humaines feront la différence: flexibilité, adaptabilité, goût de l’effort et solide culture générale. Le manager de demain ne sera plus un simple décideur, mais un orchestrateur d’intelligences humaines et artificielles.
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Faut-il valoriser davantage les filières techniques et les apprentissages plutôt que l’université?
Beaucoup estiment qu’il faudrait pousser les jeunes vers les métiers manuels, comme plombier ou électricien. C’est une erreur de perspective: les robots, de plus en plus intelligents et connectés aux IA, deviendront rapidement compétitifs dans tous ces domaines. Ces machines sont en quelque sorte «totipotentes»: elles peuvent exceller aussi bien en médecine qu’en ingénierie ou en architecture, là où l’intelligence humaine reste limitée par la spécialisation. Or, cette hyper-spécialisation, autrefois un atout, devient aujourd’hui un piège. L’avenir de la compétitivité humaine réside dans la multidisciplinarité et la compréhension globale des enjeux. Miser sur les carrières manuelles à long terme risque de conduire à une impasse, car les robots combleront très vite leur retard technologique.
Et dans cette course, l’Europe n’est pas en avance.
Les incitations financières sont colossales ailleurs: Elon Musk, par exemple, pourrait toucher jusqu’à 1 000 milliards de dollars pour développer les robots humanoïdes Optimus de Tesla. Le retard actuel de la robotique sur l’intelligence artificielle n’est que provisoire, car les deux domaines convergent à une vitesse vertigineuse. Il est d’autant plus inquiétant de voir des fleurons suisses, comme la division robotique d’ABB, passer sous pavillon japonais. Un symptôme, selon moi, de l’aveuglement européen face aux grands défis technologiques à venir.
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Pensez-vous que l’on pourra un jour autonomiser l'ensemble de la chaîne industrielle?
Oui, sans aucun doute. Elon Musk affirme d’ailleurs que les robots humanoïdes dépasseront le meilleur des chirurgiens d’ici 2030. Ce calendrier me paraît optimiste, mais dans dix à quinze ans, ce sera une réalité. Cela montre l’ampleur du défi qui attend nos systèmes éducatifs: former des humains capables de rester pertinents face à des machines toujours plus performantes.
Vos détracteurs disent que vous prônez une société à deux vitesses: les élites de la tech contre les autres. Que leur répondez-vous?
Mon rôle n’est pas de promouvoir un modèle de société, mais de décrire une évolution technologique. Cette critique est absurde. Oui, nous construisons une société à deux vitesses: l’écart se creuse entre ceux qui maîtrisent l’intelligence artificielle et ceux qui en sont exclus, avec des différences croissantes de revenus et d’opportunités. L’économie de la connaissance accorde désormais une prime considérable aux plus agiles intellectuellement, aux plus multidisciplinaires, aux plus créatifs. L’enjeu, c’est d’utiliser la pédagogie et les nouvelles technologies éducatives pour réduire cet écart cognitif. Car sous couvert de discours égalitaristes, nous avons abandonné les moins doués, tandis que la Silicon Valley, elle, se prépare à les placer sous revenu universel.
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Certains vous accusent de promouvoir le transhumanisme, voire l’eugénisme. Comment assumez-vous cette image?
Ces accusations sont diffamatoires. J’ai toujours affirmé être opposé à toute forme d’eugénisme. Je l’ai d’ailleurs écrit à plusieurs reprises: si ma femme et moi avions eu un enfant trisomique, nous n’aurions pas envisagé d’interruption médicale de grossesse, contrairement à la majorité des couples européens. En revanche, la question de la connexion entre le cerveau humain et l’intelligence artificielle est incontournable. La société n’aura pas le choix: soit nous serons dépassés par l’IA, soit nous devrons augmenter nos capacités, biologiquement ou électroniquement. L’idée que mes propres descendants puissent porter des prothèses intracérébrales ne m’enthousiasme pas, mais je ne vois pas d’alternative crédible. L’État devrait d’ailleurs rembourser ces technologies de neuro-augmentation, en les réservant d’abord aux enfants les plus modestes ou les moins doués, pour réduire les inégalités intellectuelles. C’est la racine de toutes les inégalités dans l’économie de la connaissance.
Est-ce que votre discours ne risque pas de décourager des jeunes déjà inquiets pour leur avenir? Quels conseils leur donneriez-vous?
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Je leur dirais de travailler, d'être curieux, de créer et d'entreprendre une start-up plutôt que de devenir manager dans une grande entreprise. Nous verrons bientôt émerger des sociétés valorisées à un milliard de dollars, sans aucun salarié, dirigées par un seul entrepreneur épaulé par des intelligences artificielles. L’IA ouvre un champ infini de nouveaux métiers et de start-up possibles, dans tous les secteurs. Il faut avoir le courage de s’y lancer.
L’IA suscite un immense engouement, mais certains parlent déjà d’essoufflement. Sommes-nous, selon vous, au cœur d’une bulle technologique?
Probablement, oui. Mais les bulles ont toujours été le moteur du progrès technologique. Ce fut le cas avec les chemins de fer ou avec internet: chaque bulle a permis de bâtir les infrastructures du futur. Celle de l’intelligence artificielle n’échappe pas à la règle. Elle est en train de poser les fondations d’une gigantesque infrastructure cognitive qui transformera durablement le monde. Les investisseurs doivent rester prudents, mais cette effervescence est indispensable à la révolution de l’IA et de la robotique.
1960 Naissance à Paris.
1991 Docteur en médecine de l'université Paris-VI.
1992-1994 Intègre l'ENA, après un MBA à HEC Paris.
1999 Cofonde le site de santé grand public Doctissimo, racheté en 2008 par le Groupe Lagardère.
2025 Sortie du livre «Ne faîtes plus d’études!», coécrit avec Olivier Babeau.
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