Bonjour,
Le travail, c’est comme l’amour: très compliqué. Chaque mois, la journaliste Martina Chyba décrypte à sa manière pertinente et impertinente les splendeurs et misères de la vie professionnelle.

Martina Chyba
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Le réseau social sur lequel je traîne le plus est LinkedIn, une application professionnelle qui a désormais pris un virage plus développement personnel, témoignage et commentaires d’actualité. Cela ne me déplaît pas, car j’aime bien lire des histoires humaines à côté des CV ou des diplômes de formation, j’avoue.
Le problème, c’est que la moitié des posts sont désormais rédigés par l’IA, et donc excessivement ennuyeux. L’IA n’est pas si intelligente que ça, puisqu’elle ne fait qu’agréger des contenus produits par les humains. Elle s’appuie donc sur le langage utilisé dans le milieu professionnel. Résultat: elle vous recrache toute la novlangue managériale contemporaine en mode concentré. Vous lisez des messages de remerciement, de postulation, de retour d’expérience, et il est fascinant de constater que les mêmes mots reviennent, comme s’il fallait obligatoirement les placer pour être dans le game. Alors je vous propose un petit jeu: le bingo du management.
D’abord il y a les mots Bisounours. Ça ne coûte pas cher, c’est vide de sens, mais ça fait toujours bien dans le paysage. Diversité, inclusion, bienveillance, la sainte trinité sans laquelle plus aucune communication d’entreprise n’est possible. Constructif. Oui, comme dans la diplomatie, mais chacun sait que dans la diplomatie, une discussion décrite comme constructive est une discussion qui n’a abouti à rien et qu’il faudra remettre ça. Positif, évidemment, what else, même les recadrages pour du boulot mal réalisé sont désormais positifs, à la limite, c’est le recadreur qui s’excuse que l’entreprise ne parvienne pas à faire en sorte que le collaborateur fasse son job. Empathie bien sûr, la compétence qu’il faut impérativement mettre en avant dans un monde où on nous explique que c’est super de travailler avec des machines qui n’en ont aucune. Nous sommes aussi chacun un talent et chaque truc un peu nouveau ou à peu près réussi est une pépite. Mais pitié, les seules pépites qui me font du bien, c’est celles en chocolat noir que je mets dans mes flocons d’avoine (le magnésium, ça calme). Ah, et j’allais oublier le mot inspirant. On ne sert plus d’exemple, on ne donne plus de directions, on n’a plus de charisme, on ne partage plus notre expérience, on n’encourage plus, on est inspirant. Alors que tout le monde sait que le boulot, c’est 10% d’inspiration et 90% de transpiration, moi, je suis définitivement dans la team transpirant.
Ensuite, il y a les bullshiteries. Pardon pour ce barbarisme, mais vous voyez, quoi. On va relever un nouveau défi quand on se fait téj. Implémenter un projet, ce qui veut juste dire: le faire. On va créer du lien et dans la même vibe construire des ponts. Ma mère était ingénieure en génie civil, je sais ce que c’est que de construire des ponts, mais dans nos boulots de cols blancs c’est juste pour dire qu’on bosse ensemble, quoi. Idem pour le fabuleux trouver des synergies. Help. On va aussi chercher l’émergence collective de solution, autrement dit se sortir les doigts pour sortir de la mouise. Le tout sur un mode itératif sinon ce n’est pas moderne, ce qui signifie qu’on va remettre l’ouvrage sur le métier jusqu’à ce que ce soit bien. Mon favori reste néanmoins l’expérience employé qui est je cite: «L’ensemble des perceptions et des ressentis d’un salarié à chaque étape de son parcours au sein d’une entreprise, de son recrutement à son départ. Cette démarche est inspirée de l’expérience client.» Et on la note aussi sur Tripadvisor ou comment?
Enfin, il y a les anglicismes. Je ne vais pas vous infliger la liste, désormais tout le monde est leader, passe sa vie en call, à gérer des brandings grâce à des process définis dans des workshops dont les débuts s’appellent le kickoff. Sans oublier les KPI. Tout à coup, j’entendais tout le temps ce sigle que je ne comprenais pas. J’ai demandé à une IA, tant qu’à faire, et bim: «C’est une mesure quantifiable utilisée pour évaluer la performance d’une organisation, d’un projet ou d’une stratégie par rapport à des objectifs fixés. Ces indicateurs sont essentiels pour suivre les progrès, identifier des domaines d’amélioration et prendre des décisions stratégiques pour atteindre les objectifs.» Une belle phrase creuse comme on les aime. Bon, je vous laisse vous amuser à faire le bingo et à cocher les cases à chaque fois que vous entendez ou lisez un de ces termes. Moi, après 37 ans d’expérience salariée, je vais retourner à mon expérience mère, mon expérience meuf de mon mec, et mon expérience être humain.
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