Une journée dans la vie de Frédéric Suter, un fou de goûts que la cuisine a repris de justesse. Cette journée-là commence à 4 h 30 du matin. Elle se finira vingt-deux heures plus tard. Entre deux, Frédéric Suter aura tenu deux sets, dans deux cuisines, dans deux lieux distants d’une soixantaine de kilomètres, une fois en groupe, une fois en solitaire, et servi deux publics bien différents.

Cette journée pourrait être celle d’un DJ en tournée. C’est d’ailleurs comme ça que la carrière de Frédéric Suter s’est construite, des platines au piano, de la techno aux épices fines. Tout commence par une jeunesse dans la nuit, rave party, disque-jockey, scène électro, 124 bpm, de l’aube à l’aube. Jusqu’au pas de côté et quelques heures de travail d’intérêt général qui le mènent à la cuisine qui éclairera sa nuit. Sa musique s’est depuis adoucie, sa hard house joue en chill, mais Frédéric Suter vit toujours à 124 battements par minute.

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Milieu de journée. Renens, anciennes Imprimeries Réunies Lausanne. Un immense vaisseau industriel transformé en ruche à start-up. Un grand escalier extérieur. Un escalier de secours au centre. Des couloirs aveugles qui courent partout. Portes blanches. Plaquettes. Silence. Studieux. Personne. Midi moins le quart. Quelques portes s’ouvrent. L’appel des papilles. Le point de rendez-vous est au premier étage, la cafétéria, façon réfectoire, avec ses grandes alignées de tables en bois d’école et chaises assorties, ses décorations improvisées et ses postes en libre-service: plateaux en plastique thermoformés, couverts en inox, frigo à salades, jarre à soupe – avec étiquette et petite coquille: «Soup du jour».

Juste avant que les premiers clients ne passent la porte, une grande stature, crâne dégagé, s’approche du bar de service: «Où avez-vous lu qu’il est autorisé de s’asseoir sur les tables?!» «Pardon, Fred…» Dans la brigade, Frédéric devient Fred. Et sa brigade est spéciale, très peu d’adultes, beaucoup d’ados, des novices de passage, car le lieu est tenu par l’association Mobilet’ et il a une vocation: l’encadrement de jeunes en quête de quelque chose.

Une centaine de stagiaires par an

Frédéric Suter dirige le lieu depuis neuf ans. Un stage dure deux mois, une centaine de stagiaires par an, près de 900 jeunes sont passés dans ce laboratoire et quelques vocations en sont sorties.

Le coup de feu commence doucement. Ici, on reçoit surtout des habitués. D’ailleurs, rien ne signale l’adresse. Tant pis pour ceux qui ne connaissent pas. Car cette cafétéria porte mal son substantif, Fred en a fait un rendez-vous qui vaut le détour, avec des plats du jour qui se dégustent. Ceux qui le savent le gardent pour eux, de peur que la perle ne roule sous d’autres tables. Lorsque Fred, en costume de cuisinier noir, fait la tournée de la salle, on l’accueille d’une volée de superlatifs. Et quand le chef est passé, on entonne les conjurations: «Je viens tous les jours et je n’ai jamais mangé deux fois le même plat. Le jour où Fred s’en va, moi, je ne viens plus.»

Depuis les cuisines, une voix vacillante klaxonne: «Fred! C’est quoi ça?» «Des entremets abricot et lavande!» Il avait raison de demander, les pâtisseries ne figurent pas au menu de ce vendredi 25 novembre: «Filet de lieu noir en croûte de tapenade d’olives, risotto d’épeautre aux légumes du moment, 14 fr. 50.» La semaine avait déjà commencé sur une note de mer: «Filet de bar snacké, réduction d’agrumes montés au beurre, écrasée de pommes de terre et étuvée de fenouil.»

Pour autant qu’un novice puisse en juger, si les cafétérias recevaient des étoiles, celle-ci en aurait un chapelet. Les cuissons sont parfaites. Les goûts subtils, étudiés. Les assaisonnements qui dialoguent. Les textures aussi. Le bon poisson pour la bonne recette. Accompagnements de saison, frais et précis comme un potager familial, topinambour, betterave de Chioggia. La touche de découverte en plus: risotto d’épeautre.

14 heures. Le réfectoire se vide. La brigade poutze. On vole quelques mots au chef. Quand? Comment? Pourquoi? Toutes les réponses sont en «on»: «On travaille avec des maraîchers, des passionnés, sur un maximum de produits locaux, avec des touches exotiques. On soigne les cuissons et les assaisonnements.» Mais le moteur est à la première personne. La touche exotique? «Je suis fan des agrumes (fruit de son amitié avec Niels Rodin, agrumiculteur à Borex, ndlr) et des poivres, c’est un peu ma signature.» Les produits locaux? «Je travaille avec un maraîcher du Mont-sur-Lausanne, qui travaille lui-même avec un cercle de producteurs – livraison deux fois par semaine. L’épeautre du risotto vient de l’association Terre Vaudoise, à Malley.»

14 h 30. La cohorte de stagiaires pose tabliers et charlottes. «Bon après-midi, Fred.» Il en retient deux, la voix douce, mais ferme, un plan de travail à «méga-nettoyer»: «Non, il n’y a pas d’heures sup…»

De la cafétéria à la gastronomie

15 heures. Frédéric Suter porte toujours le même habit, mais il a déjà changé de toque. De la cafétéria à la gastronomie. De Mobilet’ à Fred Fine Food. Du plat du jour au dîner d’hôtes. Du restaurateur encadrant au chef privé. Sans transition, il reprend le fil de sa première journée, celle qu’il a commencée à 4 h 30 le matin même. Ce soir il sera à Genève, quartier des Eaux-Vives, et servira une table de huit personnes. Mise en bouche, première entrée, seconde entrée, plat, prédessert, dessert.

15 h 15, il commence l’inventaire. Sa camionnette est parquée derrière le bâtiment. Il ne faut rien oublier. Tous les composants du menu, poisson, crevettes, viandes, desserts, sauces, vins, les services, les jeux d’assiettes, les cuillères chinoises, les ardoises de présentation, les ustensiles, les casseroles, le four, le pont chauffant, tous les accessoires dont il a besoin pour tenir son set, plus une paire de costumes blancs sortis de pressing.

Au menu: demi-sphère de foie gras mi-cuit, enrobage yuzu, sponge cake moléculaire aux cinq épices, servie avec un Brut de Vogel du Domaine Croix Duplex à Grandvaux; queues de langoustines cuites à la flamme en curry rouge de petits légumes croquants et perles de tapioca, écume aux essences de bergamote, servies avec un sauvignon blanc du Domaine Roliebot à Mont-sur-Rolle; filet de turbot sauvage cuit en vapeur de thé jasmin, coulis mangue-lime légèrement pimenté, riz violet et chips de manioc, servi avec un Altesse Nature du Domaine Henri Cruchon à Echichens. Arrêtons là, nous n’en sommes qu’à la seconde entrée. Plus qu’un menu, un spectacle: «Visuellement, ça va péter.»

Mais avant le spectacle, la logistique. L’arrière de la camionnette est couvert de caisses artistement remplies pour que tout y soit bien calé. Il y a huit convives et bien plus de caisses.

16 heures, moteur, comme sur des œufs, ne rien renverser, silence, on tourne. Fenêtre ouverte, malgré le froid, l’effort embue l’habitacle. Quelques raccourcis jusqu’à l’entrée de l’autoroute. La circulation est dense. Le cuisinier est détendu. La camionnette en main, le menu en tête: «Septante pour cent du travail de préparation est fait en amont.» Il n’y a plus qu’à chauffer, tempérer, dresser, servir.

Frédéric Suter a 43 ans. La cuisine l’a saisi adolescent. «J’avais 16 ans. Un peu rebelle, je ne savais pas dans quoi j’allais me lancer. J’ai eu besoin qu’on me recadre. J’ai été placé en cuisine. Des gens ont détecté mon potentiel. J’ai adoré.» Il entre en apprentissage dans une grande structure hôtelière à 17 ans. Trois ans. Puis il enchaîne. Grand Café Lausanne, Comité international olympique, Musée olympique. Banquet pour Versace, événements menés sous la direction de Frédy Girardet. Il découvre la clientèle de standing et fait ses premiers pas en gastronomie. Il se perfectionne. Monte en qualité, s’engage chez Ferring, l’une des grandes compagnies pharma de La Côte: «Un chef danois… les Nordiques… pas étonnant qu’ils gagnent tous les prix.» Retour à l’événementiel, avec Michel Hug et Lazhar Saguer, RSH, Crissier.

Fred Fine Food

Dès 2012, il commence aussi à travailler pour la clientèle privée. Fréquente le grand monde. Gstaad, Paris, Porto Cervo. Il découvre les joies de «pouvoir s’exprimer sans limites de budget». C’est alors qu’il se crée une identité: Fred Fine Food. Frédéric Suter travaille la plupart du temps seul. Parfois avec d’autres chefs. Parfois pour d’autres chefs. Le plus souvent à domicile. Il va continuer à faire comme ça. Il aime la création et la liberté, ouvrir un restaurant n’est pas dans ses plans: «Trop cher, trop d’inconnues, du mal à tourner, du mal à trouver les bons collaborateurs…»

Il y a six ans, Frédéric Suter s’est lancé un défi supplémentaire. Joyeux, rond, sucré, versicolore. Il fait des macarons. Il en a raté des milliers. Il les réussit maintenant par wagons. Avec sa signature partout. Des coques de toutes les teintes, avec ou sans épices, et une bonne vingtaine de ganaches: gin-lavande, calamansi et baie du Bhoutan, huile d’olive et tagète passion, essence de sapin, toutes sortes de poivres et d’agrumes, «je ne sais plus, j’en ai fait tellement».

Il a fait du macaron son laboratoire R&D. Le macaron, par essence, est une réalisation particulièrement technique: 14 points critiques à maîtriser pour ne pas rater les coques. L’idée du macaron est d’ailleurs venue des ingénieurs de l’EPFL, ceux qui ont lancé le Fab Lab de l’incubateur des IRL, clients de sa cafétéria. Ses macarons portent encore cette marque de naissance: ses coques sont gravées et personnalisées au laser. Encore un business à développer.

Il y a bien sûr un plateau de macarons dans sa camionnette, verts, noirs, dorés, gravés de deux initiales enlacées comme une nuit de noces.

17 heures: sortie d’autoroute, Genève, bouchons. 17 h 30: sur place. 18 heures: tout est déchargé. 18 h 15: le portrait pour PME. 18 h 30: les convives vont arriver. Nous nous retirons. Le spectacle va commencer: «Il y aura de l’émotion. Je veux qu’il y ait de l’émotion!»

Bio express

1996
Frédéric Suter lâche les platines de DJ techno hardcore et commence un apprentissage de cuisinier.

2013
Après un grand tour dans la gastronomie, musée, entreprises, clients privés, Frédéric Suter s’engage dans une cafétéria à vocation sociale – en neuf ans, il a encadré près de 900 stagiaires.

2016
Sous son label Fred Fine Food, Frédéric Suter commence à produire des macarons, un petit gâteau extrêmement technique. Il estime en avoir réalisé près de 100 000 à ce jour.