L’homme a rarement évoqué son parcours dans les médias. Mike Hecker est pourtant l’un des fondateurs de Nespresso et d’Eden Springs. Son nouveau défi avec sa start-up lausannoise BE WTR (se prononce «be water»)? Eradiquer les bouteilles en plastique en sublimant l’eau du robinet. Sa technologie comptera sept brevets à la fin de 2022. Partage d’expérience.

Il y a vingt ans, vous étiez déjà à la tête d’une start-up qui vendait de l’eau. Elle est devenue Eden Springs, leader européen des fontaines à eau. En quoi l’aventure de BE WTR se différencie-t-elle?
Mike Hecker: Avec Eden Springs, ça a été une croissance très rapide. Nous sommes passés en quelques années de 0 à 200 millions de francs de chiffre d’affaires. Il y a eu ensuite la joint-venture avec Danone. A cette époque déjà, je m’étais intéressé à quelque chose de différent de l’eau en bonbonnes, car ce n’était pas ça, le vrai avenir. Les fontaines branchées directement sur le réseau ont commencé à se développer. La stratégie d’Eden Springs était de les combattre, alors que c’était une solution plus écologique. Cela n’avait pas de sens.

également interessant
 
 
 
 
 
 

Vous repartez donc de zéro avec BE WTR?
Pas tout à fait, puisque nous avons acquis la société suédoise Vattentornet pour démarrer l’activité de BE WTR. Elle distribue des fontaines raccordées à l’eau du robinet et son expérience technologique nous a été très utile. Il y a deux ans, j’ai déplacé le siège et créé le centre R&D à Lausanne, un vivier idéal pour ce type de développement. Nous avons des partenaires locaux comme Antoine Cahen, le designer historique de Nespresso. C’est lui qui a dessiné les robinets. L’entreprise d’ingénierie industrielle INOV3 à Lausanne s’est occupée du système. Tous deux sont actionnaires de BE WTR. La région est un centre névralgique en matière d’innovation alimentaire. Il y a aussi bien des ingénieurs en électronique, en mécanique que des nutritionnistes. La Suisse est bien le pays où l’on peut créer une eau nouvelle.

Quelle est la technologie qui se cache derrière cette eau?
Notre technologie est basée sur l’eau du robinet, car c’est la meilleure option écologique. L’eau est réfrigérée, plate ou gazeuse à la demande. Les bactéries, impuretés et microplastiques sont filtrés grâce au charbon actif, tout en conservant les minéraux. L’innovation la plus marquante est la réorganisation moléculaire sur laquelle travaille notre R&D. L’activation de l’eau de manière mécanique et électromagnétique permet d’obtenir un meilleur goût et potentiellement une meilleure hydratation, grâce à un procédé visant à «ouvrir» les papilles. On sait qu’il est difficile de boire 2 litres d’eau par jour comme recommandé. Nous tendons donc à renforcer cette hydratation quotidienne. Actuellement, nos technologies sont protégées par trois brevets. A la fin de 2022, nous en aurons déposé au moins quatre de plus.

Vous avez testé votre eau sur des plantes pour évaluer le potentiel d’hydratation. Quel est le résultat?
Les plantes arrosées avec notre eau «activée» poussent différemment de celles arrosées avec de l’eau standard. Les courbes de croissance sont en cours d’analyse, car certains végétaux ont poussé très rapidement et d’autres plus lentement.

Et côté goût, comment crée-t-on une nouvelle saveur d’eau, sans rien y ajouter?
Nous travaillons avec des chefs étoilés et l’Ecole hôtelière de Lausanne pour affiner le goût de l’eau destinée à la haute gastronomie. Le chef étoilé Philippe Chevrier à Genève et plusieurs grandes tables du Guide Michelin proposent déjà notre eau du robinet servie dans une carafe labellisée «BE WTR AQTiV». Notre eau «activée» a une texture veloutée et plaisante, au dire des testeurs professionnels. Il n’y a aucun ajout d’arôme ou de reminéralisation, contrairement à des solutions telles que SodaStream.

«Nous avons fait cartographier la Suisse commune par commune pour connaître la qualité de ses eaux.»

 

Qui utilise votre système aujourd’hui?
Nous sommes présents dans 3000 restaurants étoilés et entreprises. Nous venons aussi de signer deux partenariats avec les groupes Dallmayr et Lyreco, leaders de la distribution en entreprise. Il y a un vrai impact écologique. Pour une entreprise, laisser tomber les bouteilles en PET ou en verre, c’est économiser plusieurs tonnes de CO2 par an. Nous allons valoriser l’eau du robinet avec un nouveau lexique, exactement comme on l’a fait pour le café. On doit changer les codes.

En Suisse, la consommation d’eau en bouteilles s’approche du milliard de litres par an, selon l’Association suisse des sources d’eaux minérales. Vous pensez donc que les bouteilles en plastique ou en verre auront disparu en 2030?
Oui, même avant pour l’eau consommée sur un même site. Le groupe hôtelier Accor a décidé de ne plus proposer de bouteilles en plastique dans ses établissements à la fin de 2022. C’est un signal fort. Des solutions plus écologiques sont recherchées partout. Nous avons actuellement un partenariat pilote avec Batiplus et USM pour adapter notre solution à du mobilier de bureau.

Reste que la concurrence avec des produits comme Luqel ou SodaStream existe.
Beaucoup d’innovations arrivent sur le marché, très dynamique, des systèmes à eau.  Dans deux ou trois ans, on verra chez Fust des machines à eau complètement nouvelles. Nos concurrents se déploient vers une direction différente avec des appareils de table que l’on pose sur le plan de cuisine, une sorte d’alternative à SodaStream. A la différence des autres, nous ne sommes pas une marque d’équipement, mais une «marque d’eau» basée sur l’eau du robinet. Cela implique un changement de mentalité. C’est pourquoi nous avons développé de l’intelligence artificielle pour monitorer notre système et signaler quand il faut changer le filtre ou remplir la bonbonne de gaz.

Vous en parlez peu, mais vous êtes l’un des fondateurs de Nespresso. Vous êtes d’ailleurs toujours actif dans le groupe comme agent en Scandinavie. Comment devient-on l’un des créateurs d’une telle marque?
J’ai eu plusieurs vies. Je suis ingénieur alimentaire. Avant Nespresso, j’ai cocréé une entreprise de pâtes fraîches avec un restaurateur de San Francisco, où j’ai étudié et vécu pendant neuf ans. A l’époque, ça n’existait pas. Nous avons rapidement eu un concurrent et il a été racheté par Nestlé pour être intégré dans la marque Buitoni. Cette expérience californienne m’a permis de penser grand. En ce qui concerne Nespresso, je suis arrivé en 1988 comme employé numéro 6, recruté par Eric Favre, l’inventeur, et Jean-Paul Gaillard. J’ai pris en charge le marketing à une époque où le terme de CMO n’existait pas. On avait une feuille blanche, mais de fortes ambitions. J’ai orienté le business vers du B2C. Les capsules n’étaient jusque-là que destinées aux entreprises. Il fallait imaginer une expérience client, adapter le service… C’est très proche de ce que je fais aujourd’hui avec BE WTR.

Vous avez aussi importé quelques idées des Etats-Unis.
La vente par correspondance (VPC) pour le segment du luxe faisait partie de mes suggestions. La VPC existait en Europe pour des produits de milieu de gamme. Tandis que là-bas, des catalogues pour les arts de la table très haut de gamme rencontraient un grand succès. On a appliqué ce modèle au café. Un autre élément a été d’implanter une culture d’entreprise où le service va au-delà des heures de bureau. On a alors créé le Nespresso Club et instauré le numéro vert (gratuit). On répondait aux clients après 17 heures le vendredi ou le samedi; il nous est arrivé parfois d’envoyer des capsules par taxi alors que ce n’était pas prévu dans le protocole. Tout cela nous a poussés à savoir ce que le client voulait et comprendre qu’il fallait des boutiques.

L’écart est grand tout de même avec votre réalité actuelle, non?
Pas tellement, parce que Nespresso était alors comme une start-up et non la marque d’un grand groupe. On est parti de rien et, aujourd’hui, Nespresso affiche plus de 5 milliards de francs de chiffre d’affaires. Dans toute ascension, il est rare d’avoir la même équipe dirigeante pour la partie start-up et pour la partie scale-up. Ce n’est pas le même travail. Pour ma part, je préfère le côté entrepreneur des débuts.

Le système développé par BE WTR utilise une technologie brevetée d’ultrafiltration pour réduire le chlore et les particules les plus fines – comme la rouille et les micro-plastiques  – tout en conservant les bons minéraux.

Une différence existe cependant quant au risque, puisque à l’époque Nespresso était sous le giron de Nestlé, ce qui n’est pas le cas de BE WTR aujourd’hui.
Je suis émerveillé et très reconnaissant des dizaines de millions de francs investis par Nestlé dans Nespresso, avant d’avoir un retour. La situation était très différente il y a trente-cinq ans. Les start-up en Suisse n’avaient quasiment pas d’accès à des capitaux. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Il est plus facile de trouver des financements lorsqu’on est une start-up. L’accès à l’argent est là, lorsque ce sont de bonnes idées. La prise de risque est cependant bien présente et je la prends sur mes épaules avec BE WTR, puisque je suis l’actionnaire majoritaire.

Dès lors, estimez-vous que le potentiel de l’eau du robinet est le même que celui du café?
BE WTR représente le potentiel le plus important que j’aie jamais vécu et également l’impact le plus positif que je peux apporter à la planète. Pourquoi? Parce que la barrière du prix est moindre. A terme, notre système est meilleur marché que l’eau en bouteilles. Ensuite, parce qu’il s’agit d’une conception respectueuse de l’environnement. Enfin, l’eau est un produit universel dont tout le monde a besoin. La Suisse est notre marché de base pour nos tests, mais nous serons bientôt présents en France et en Allemagne et, à la fin de l’année, nous visons les Etats-Unis.

Il faut des moyens et des figures emblématiques pour se développer à large échelle, comme George Clooney pour Nespresso. Peut-on imaginer l’avoir comme ambassadeur de BE WTR?
Une fille et sa mère qui boivent de l’eau, sans polluer la planète, font plus de sens que George Clooney. On est dans un univers différent du café, pour lequel il fallait créer un mythe avec une expérience autour du luxe. Cela dit, George est un ambassadeur magnifique qui va au-delà de l’image de Hollywood. Il a beaucoup poussé Nespresso à investir davantage auprès des planteurs de café, car il est très conscient des questions environnementales.

«Les projets pour un environnement durable ou une meilleure qualité de vie me passionnent.»

 

Sur ce point justement, vous participez au programme Be One Water, sur une thématique peu connue de la population suisse. Dites-nous-en plus.
Il s’agit des poussières de pneus qui se retrouvent dans nos lacs et nos rivières. Elles représentent 200 000 tonnes de pollution en trente ans en Suisse, selon le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (EMPA). C’est typiquement le genre de projet auquel nous souhaitions nous associer grâce à notre partenariat avec One Nature Foundation via le mouvement 1% for the Planet. Un pour cent de nos revenus soutiennent donc directement des projets durables et locaux liés à l’eau. La nature est très importante pour moi. J’escalade des 4000 mètres chaque année et je vois la diminution rapide des glaciers. On ne peut rester sans agir.

A propos de la pollution en Suisse, des communes sont régulièrement pointées du doigt, car leur eau potable est non conforme à la loi. L’Association suisse des chimistes cantonaux fait état de 170 000 personnes buvant chaque année de l’eau contaminée. Un obstacle pour la consommation d’eau du robinet?
Nous avons fait cartographier la Suisse commune par commune pour connaître la qualité de ses eaux. La société Microgis a effectué ce travail et réalisé une base de données dynamique. Cela nous permet d’informer nos clients à ce propos et de nous adapter pour faire le bon choix de filtre.

Vous êtes également CEO de HEMI Group et êtes présent dans plusieurs conseils d’administration. Comment conciliez-vous toutes ces casquettes?
HEMI est une structure regroupant mes différentes sociétés avec un partage d’une partie du back-office entre mon activité en Scandinavie, la start-up Audio Vitality active dans la technologie pour le bien-être et BE WTR, qui occupe la majorité de mon temps.

Etre startuper à 60 ans, qu’est-ce que cela vous inspire?
Startuper un jour, startuper toujours! Ça donne de l’énergie de travailler avec les jeunes générations. C’est presque un hobby. Les projets pour un environnement durable ou une meilleure qualité de vie me passionnent. C’est pourquoi je suis également actionnaire de Naava, une société scandinave qui permet de recréer de la forêt nordique à l’intérieur des bâtiments grâce à un mur végétal. L’air est régénéré à travers ce mur intelligent. Ce modèle est déjà utilisé en Scandinavie, en Corée du Sud et aux Etats-Unis, notamment dans des boutiques Nespresso. Je suis aussi engagé comme investisseur en capital-risque dans la foodtech, notamment avec PeakBridge. C’est un fonds foodtech créé par un Israélien et un Suisse, avec une approche structurée à la suisse et entreprenante à l’israélienne. La banque Edmond de Rothschild vient de lancer un partenariat avec PeakBridge dans le cadre d’une plateforme d’investissement de 250 millions d'euros. PeakBridge est le deuxième actionnaire de BE WTR. A ses origines, Nespresso était aussi une foodtech, mais ce terme était beaucoup moins sexy à l’époque qu’aujourd’hui.


Bio express

  • Octobre 1988 Entretien d’embauche avec Eric Favre et Jean-Paul Gaillard à Vevey. «J’ai senti deux personnalités très différentes et inspirantes.»
  • 2004 Joint-venture entre Eden Springs et Danone. Plus de douze mois de négociations ont été nécessaires.
  • 2019 Création de BE WTR, une start-up dont le potentiel et l’impact sur la planète pourraient dépasser ceux de Nespresso.
PB
Par Tiphaine Bühler