L’horlogerie suisse a toujours été confrontée à la contrefaçon, mais le secteur ne s’est jamais résolu à adopter une solution d’authentification standard, seul vrai moyen de lutter. L’essor du second marché (les montres d’occasion) a remis le sujet au centre des préoccupations: ce n’est plus seulement une question d’image, mais de préservation de la valeur des montres. La blockchain est pressentie comme l’outil idéal pour combler le vide, pour autant qu’un standard parvienne à s’imposer. La chasse est ouverte et l’issue promet d’être binaire: le gagnant emportera tout! C’est du moins le leitmotiv que tous les candidats en lice répètent en mantra: Origyn, Arianee, Aura, Adresta et les autres.

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Contrefaçon, un marché estimé à 2 milliards de dollars

Avec un marché des contrefaçons «Swiss made» estimé à quelque 2 milliards de dollars, tout prédestine le secteur horloger à devenir le terrain d’entraînement de la technologie blockchain, car il faut rassurer la clientèle, expertiser les montres, les authentifier et verrouiller toutes ces données de la manière la plus irrévocable possible. Jusqu’à présent, tout se faisait comme les vraies montres haut de gamme, pièce à pièce, à la main, sur des certificats papier scellés à la cire, ou par code QR et puce NFC pour les plus technophiles. Ce certificat analogique est parfaitement entré dans les mœurs et fait partie intégrante de la valeur d’une montre; il suffit de le présenter sur le second marché pour en soutenir le prix de revente.

Hélas, ces certificats analogiques ne sont que des pièces rapportées, plus facilement falsifiables que les montres elles-mêmes. Cet archaïsme nécessitait un upgrade. La blockchain a ainsi ouvert les feux d’une nouvelle forme de certification et, avec elle, c’est tout un écosystème qui est en train d’émerger, à grand renfort d’investissements maous et de communications assommoirs.

La fondation neuchâteloise Origyn se poste en grand challenger de ce vaste mouvement, portant ses atouts au clair: la reconnaissance faciale appliquée à la montre (lire encadré) et plusieurs partenariats clés avec des opérateurs du second marché. Le modèle s’étend même au-delà de l’horlogerie, puisque Origyn a signé ce printemps avec l’UEFA et que l’art, la maroquinerie, la joaillerie et plus largement tous les objets de collection sont aussi en point de mire.

Des certificats analogiques aux empreintes biométriques

Tout part et ramène à la certification, car, dans le contexte de l’horlogerie, la blockchain est avant tout un moyen de lier de manière indélébile chaque montre physique à son certificat d’authenticité, prétendument unique et infalsifiable. Les solutions les plus simples sont des jumeaux numériques de certificats analogiques. Les plus élaborées sont des empreintes biométriques, doublées de services annexes pour faciliter le suivi, l’entretien ou la revente de la montre.

Il existe plusieurs approches. Prenons le cas d’Adresta, à Zurich. Ce spin-off de l’EPFZ se positionne parmi les plateformes ouvertes, c’est-à-dire que l’entreprise ne vend pas seulement une solution digitale – sous la forme d’une application, avec cryptowallet et certification ad hoc – mais aussi sa connaissance poussée de tout l’environnement blockchain. Une vraie jungle vierge, en convient Léonie Flückiger, docteure EPFZ spécialisée en blockchain et Chief Technical Officer d’Adresta: «Il y a déjà des dizaines de milliers de cryptomonnaies actives et tout autant de protocoles.»

C’est la seconde partie qui nous intéresse: les protocoles, autrement dit tout ce qui concerne le cryptage, le stockage et la transmission des données. Bitcoin est le protocole public le plus connu (et le plus grand), mais ce n’est pas le premier choix en ce qui concerne la certification. Adresta, par exemple, lui a préféré le numéro deux mondial, Ethereum, tout en conservant une logique de plateforme ouverte. Adresta est également partenaire de Swiss Trust Chain, la blockchain privée de Swisscom, et «chaque client est libre de choisir son protocole, au gré de ses besoins».

Car, dans le monde décentralisé de la blockchain, la question du protocole demeure tout à fait centrale et le secteur de l’horlogerie a pour l’instant répondu à cette épineuse question par la dispersion, chaque marque cherchant sa propre voie. Au sein du groupe genevois Richemont, pour ne prendre que cet exemple, les marques Vacheron Constantin, Panerai et Roger Dubuis se sont associées un temps au français Arianee, alors que Cartier (première marque en chiffre d’affaires du groupe Richemont) fait partie du consortium Aura, créé en avril 2021 avec LVMH et Prada.

Aucune annonce chez Rolex

Il faut surtout relever à ce stade que la figure de proue de l’industrie, Rolex, n’a toujours pas fait d’annonce dans ce sens. Ce qui revient à dire que la technologie blockchain est encore loin d’avoir achevé sa phase bêta-test et que la certification à l’ancienne prévaut toujours. En l’occurrence, Rolex est un modèle de constance et de simplicité: chaque montre est identifiée par deux numéros de série, l’un est gravé sur la boîte, l’autre sur le mouvement, et les deux sont appairés au moment de l’assemblage, et ce, depuis des décennies.

Les pionniers du certificat blockchain se recrutent pour l’instant surtout parmi les fabricants dont les volumes sont confidentiels, souvent sous le millier de montres par an, et la configuration évolue d’ailleurs de jour en jour. Le fabricant genevois MB&F, par exemple, s’était rapproché du programme Arianee, mais s’en est retiré début mai. Thibault Verdonckt, directeur commercial, résume: «Arianee était pionnier, nous l’avons suivi en observateur, mais avons vu…» Maximilian Büsser, créateur et dirigeant de MB&F, souligne pour sa part que «la question de fond n’est pas de lutter contre les faux, mais de trouver un moyen d’accompagner les montres sur l’ensemble de leur cycle de vie».

Ceci expliquant cela, le déploiement commercial des certificats blockchain est encore balbutiant. Origyn n’a pas encore franchi le pas. En Suisse, Adresta affiche une très légère avance, avec une centaine de certificats émis pour Czapek Genève, dont Xavier de Roquemaurel, CEO, indique qu’une personne a été engagée en interne pour accélérer la marche. Dans les solutions privées, citons encore les montres Hublot, qui ont activé une garantie électronique blockchain en 2020. Egalement Ulysse Nardin, à La Chaux-de-Fonds, qui a développé son propre protocole privé et certifie aujourd’hui la totalité de la production.

Pour passer la vitesse supérieure, il faudrait qu’un standard technologique parvienne à s’imposer. Or, en Suisse, le secteur horloger doit son succès à ses valeurs traditionnelles et a toujours opposé une certaine résistance à l’innovation, surtout lorsqu’elle vient du numérique. Pour qu’un standard émerge, il faudra que les grandes maisons s’allient et partagent d’une manière ou d’une autre des données très stratégiques, mais aussi qu’elles alignent leur logique marketing afin que toute la chaîne adopte l’innovation, partenaires, détaillants et clients finaux. Ce qui ne s’est logiquement jamais produit.


Le cas Origyn

La marque Hublot a développé avec la société KerQuest une e-garantie. A partir d’une photo prise par smartphone, le client peut ainsi vérifier l’authenticité de la montre.

La fondation à but non lucratif abrite une constellation d’entreprises, explique Vincent Perriard, l’un des membres fondateurs et figure de l’horlogerie contemporaine. Origyn est née dans l’économie blockchain, liée par ses fondateurs à Bity.com, Dfinity et Internet Computer Protocol (ICP). Siège à Neuchâtel, 70 collaborateurs, 40 millions de francs déjà levés depuis la création à l’automne 2020, et bientôt listée sur le marché des tokens.

Origyn émet des certificats d’authentification qui croisent plusieurs technologies:
la reconnaissance faciale, l’IA, le computer learning, la blockchain et un peu de hardware. Chaque objet certifié est photographié à très haute définition, constituant son empreinte biométrique.

Vincent Perriard pensait intéresser les fabricants de montres, il s’est heurté à leur résistance. Courant 2021, il change de stratégie et cible le marché secondaire. Fin avril, le premier partenariat est signé avec Watchbox, l’un des grands opérateurs du secteur. Une dizaine d’autres annonces sont à venir, avec des partenaires qui, ensemble, «pèsent plus que toute l’industrie horlogère suisse».

Weisses Viereck
Stéphane Gachet