Il reconnaît volontiers la part de responsabilité d’un groupe comme le sien dans le retard pris dans la transition énergétique. «Nous devons collectivement rattraper le temps perdu, résume Jérôme Félicité. Mais la Suisse reste trop timide, notamment en matière d’aides et de subventions. La Confédération, les cantons et les communes doivent maintenant faire preuve de plus de détermination et voir grand. Et qu’on ne me dise pas que nous n’en avons pas les moyens: regardez la rapidité avec laquelle nous avons débloqué des milliards pour faire face au Covid-19. Nous n’avons plus d’excuses.»

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A la tête de Gerofinance/Régie du Rhône, 980 millions de francs d’états locatifs et 50 000 locataires, Jérôme Félicité et ses équipes se sont ainsi donné comme objectif d’aider leurs clients et propriétaires d’immeubles à rénover leurs biens et à en améliorer l’efficience énergétique: changement de chauffages, remplacement des fenêtres, isolation des murs et des toitures… Pour ce faire, le groupe recrute à tour de bras les spécialistes capables d’accompagner le mouvement. «Ce n’est pas un exercice facile, souligne Jérôme Félicité. Contrairement aux idées reçues, tous les propriétaires ne sont pas riches. Des investissements qui vont de soi pour les institutionnels peuvent sembler inabordables aux privés. Notre rôle consiste à les conseiller dans un processus souvent lourd financièrement, mais aussi sur le plan administratif.» Un énorme chantier.

Le quartier de l'Etang, une ville dans la ville

A quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, sur la commune de Vernier, le groupe Gerofinance participe également à la réalisation de l’un des plus importants développements urbains de Suisse, le quartier de l’Etang, où les premiers habitants ont emménagé l’an passé. Une ville dans la ville, comme aiment le répéter ses promoteurs, née de la vision de l’entrepreneur Claude Berda, domicilié à Genève jusqu’en 2015, reconverti dans l’immobilier après avoir fait fortune dans l’audiovisuel et coactionnaire du groupe.

«Pour un professionnel de la branche, c’est une expérience unique dans une vie», souligne Jérôme Félicité, qui s’émerveille d’avoir été associé à ce projet dès sa genèse. Parce qu’il a été réalisé en un temps record dans un canton connu pour ses embûches politiques et administratives; parce qu’il s’est agi de concevoir, de A à Z, sur d’anciens terrains industriels, un ensemble qui vise une mixité à la fois sociale et fonctionnelle; parce que, certifié Site 2000 watts, il se distingue aussi en matière énergétique et de durabilité, le quartier de l’Etang fait figure de laboratoire autant qu’il contribue à pallier une cruelle pénurie de logements.

Le quartier de l’Etang, l’un des plus grands écoquartiers de Suisse, avec ses 870 logements, son école, ses hôtels, ses surfaces commerciales… Cette «ville dans la ville» accueillera 2500 habitants et autant de nouveaux emplois.

D’ici à l’an prochain, les 870 appartements du quartier, répartis à égalité entre PPE, loyers libres et loyers subventionnés, accueilleront quelque 2500 habitants. Autant d’emplois vont être créés dans les surfaces commerciales, les bureaux et les espaces dédiés à des activités artisanales et aux start-up. Une résidence pour 280 étudiants, une autre pour les seniors, plusieurs restaurants, un nouvel établissement scolaire, l’Ecole des Tritons, une garderie, trois hôtels, plus de 1700 places de parking mutualisées… le quartier de l’Etang n’a rien d’une conventionnelle cité-dortoir. Ajoutons que la qualité de l’architecture et des matériaux utilisés, le raccordement au chauffage à distance GeniLac, la végétalisation d’une bonne partie des 11 hectares de l’ensemble et une desserte optimale par les transports publics en font un modèle à suivre.

Digitalisation déjà avancée

Nous avions déjà rencontré Jérôme Félicité avant l’éclatement de la crise du Covid-19. En ce début 2020, personne n’imaginait alors l’ampleur des chocs provoqués par la pandémie. «Suite aux mesures du Conseil fédéral, comme dans toutes les entreprises, il a d’abord fallu se réorganiser dans l’urgence et tenter de limiter la casse, se rappelle-t-il. Nous n’en menions pas large et nous comptions alors avec une année blanche. Au mieux.» Mais, dès le mois de mai, les affaires reprennent et l’exercice 2020 se termine sur un résultat record. Idem en 2021 avec 1,6 milliard de transactions enregistrées. «Nous avons repris les mêmes chiffres pour 2022 et le premier semestre confirme nos projections.»

Aussi expérimenté soit-il, le patron de Gerofinance avoue son étonnement. Et tente quelques explications à ce rapide rebond du marché. Des taux restés historiquement bas. La valeur refuge de l’immobilier en période de grande incertitude. Le temps soudain disponible pour la recherche d’un nouveau logement. L’impact de la pandémie sur les modes de vie qui explique une ruée sur les résidences secondaires, notamment dans les régions de montagne. Et un regain d’appétence pour les maisons individuelles dans les zones périurbaines ou rurales. Au total, une demande qui explose, une offre qui s’assèche et la généralisation de prix «dinguissimes». Avec un pronostic: le travail à distance et le nomadisme numérique sont là pour rester.

«Nous avons très bien réussi les 90 premiers mètres, mais il est vrai que, dans un contexte de forte croissance de l’entreprise, les dix derniers étaient un peu plus compliqués.»

 

Si Jérôme Félicité et ses équipes ont démontré une agilité leur permettant de passer le cap, c’est qu’ils étaient déjà bien avancés dans la digitalisation de leurs activités. Etats des lieux à distance, visites d’appartement virtuelles… la pandémie a, comme pour beaucoup d’autres organisations, accéléré des changements déjà en cours. «Dans notre cas, estime-t-il, nous avons fait en six semaines ce que nous aurions mis deux ou trois ans à réaliser dans des circonstances normales.» Mais attention, devenir une régie 3.0 implique de gros investissements. C’est-à-dire? Nous n’obtiendrons qu’une fourchette très large. Entre 1 et 5 millions par an. Les sociétés immobilières en mains familiales ne se distinguent pas, du moins pas encore, par leur transparence en matière financière.

Une chose est sûre: les montants nécessaires à l’automatisation des services de gérance et, plus largement, les investissements dans ce qu’on appelle la proptech ne sont pas à la portée des entreprises de taille moyenne ou petite. La poursuite de la consolidation du secteur est donc programmée. Et les enjeux de succession, plus que jamais d’actualité dans plusieurs régies genevoises, vont encore amplifier le mouvement.

Une grande admiration pour son père

Lancez Jérôme Félicité sur le casse-tête de la transmission des entreprises familiales! Il est intarissable, lui qui a travaillé en double commande avec son père, Pierre, pendant plus de dix ans. Il résume ainsi son expérience: «Nous avons très bien réussi les 90 premiers mètres, mais il est vrai que, dans un contexte de forte croissance de l’entreprise, les dix derniers étaient un peu plus compliqués.» Le fils voue une grande admiration à son père, unanimement respecté dans l’ensemble de la branche, inventeur du concept de la PPE dans les années 1960, esprit social et porteur de valeurs qu’il continue d’incarner.

«Ce sont des gens bien et bons. Au propre et au figuré, souligne le serial entrepreneur Patrick Delarive, autrefois propriétaire de la Régie de la Couronne, reprise en 2011 par la famille Félicité. Ils sont clairement au-dessus de la mêlée dans l’écosystème de l’immobilier. En plus de son honnêteté, de sa loyauté et de son éthique professionnelle, Jérôme est un énorme travailleur.»

Si Jérôme Félicité est tombé dans l’immobilier quand il était petit, il tient toutefois à rappeler qu’il s’est d’abord formé hors du sérail familial. Il revient sur ses années passées en internat au collège de Saint-Maurice, qui lui valent des amitiés et des contacts encore vivants aujourd’hui. Diplômé de l’Ecole hôtelière de Lausanne (EHL), il a fait ses premières armes au sein de la Régie de Rham, dans le canton de Vaud. Ce qui lui donne une perspective romande et nationale assez rare dans le secteur.

Entouré de sa famille, sa maman, son épouse et ses trois enfants.

Cette philosophie vaut d’ailleurs pour ses trois enfants qui, pour l’heure en tout cas, suivent trois voies différentes. Sa fille aînée vient de terminer un stage de six mois au marketing de Gerofinance, mais elle navigue désormais vers d’autres horizons. Elle s’apprête en effet à entamer des études de mode et de design à l’Istituto Marangoni, fondé à Milan, mais implanté aussi à Paris, à Londres, à Florence, en Chine, en Inde et aux Etats-Unis. Sa seconde fille ne rêve, elle, que d’animaux depuis ses 5 ans. Une fois son bac passé, elle projette de se lancer dans des études de vétérinaire au Portugal, à l’Université de Coimbra. Pourquoi ce choix? Parce que sa mère, Silvia, est née à Lisbonne et que l’entier de la famille se sent de fortes affinités lusophones. Le seul des enfants du couple Félicité qui se projette d’ores et déjà dans l’entreprise familiale, c’est leur fils de 13 ans, avec qui l’entrepreneur fait régulièrement de la randonnée à skis lors de leurs week-ends passés dans leur chalet de Crans-Montana, où il passe d’ailleurs aussi beaucoup de temps à cuisiner.

Parlons-en, de cette passion pour la cuisine et les bons vins. «C’est mon exutoire, raconte Jérôme Félicité. Mais la préparation de repas pour ma famille et pour mes amis correspond surtout à un besoin de partage et d’être ensemble.» Il précise que les tables des grands chefs servent aussi de boussole à la plupart de ses voyages privés. «J’ai la chance d’avoir une épouse qui, comme moi, est un grand gourmet. Nous organisons le plus souvent nos vacances en fonction des adresses que nous rêvons de visiter.» Prochaine étape: Copenhague et ses rock stars toquées. Le nirvana de la gastronomie? Un repas chez Andreas Caminada, dans son restaurant du château de Schauenstein, dans les Grisons.

Avec le regretté Benoît Violier, à l’Hôtel de Ville de Crissier, en 2014.

Cet attrait pour la bonne chère lui a d’ailleurs valu d’être longtemps en surpoids. Il n’en paraît plus rien aujourd’hui, mais au prix d’un régime draconien. «Il y a cinq ans, après avoir frôlé le burn-out, je me suis remis en question et repris en main. Il en allait de ma survie. J’en ai tiré des enseignements pour moi-même, mais aussi pour l’ensemble de l’entreprise. Le bien-être au travail ne va pas sans un certain équilibre entre la sphère professionnelle et la vie privée. C’est ce que nous voulons offrir à nos collaborateurs et c’est d’ailleurs une aspiration incontournable des jeunes générations.»

Sa passion pour la gastronomie, Jérôme Félicité l’assouvit donc désormais aussi en investissant dans des restaurants, par exemple Le Patio Rive Gauche, à Genève, où il est associé au grand chef (et entrepreneur) Philippe Chevrier. Au-delà du contenu des plats et des assiettes, Jérôme Félicité se décrit comme un grand amateur de vaisselle et, plus largement, des arts de la table. Pour le remercier de l’avoir aidé dans l’achat d’un bien, un ami lui a récemment offert un service Hermès. «Le plus beau des cadeaux qu’il puisse me faire.» Evidemment, il n’y a pas, entre la cuisine et les affaires, une muraille de Chine, bien au contraire. Et l’on imagine que bon nombre de partenariats et de rachats ont été esquissés devant un bon repas.

«Stratège, mais proche de ses équipes, toujours prêt à mettre ses mains dans le cambouis, il n’est pas de ceux dont l’ego écrase tout sur son passage.»

Robert Hensler, ancien chancelier de l’Etat de Genève et membre du conseil d’administration de Gerofinance,

 

Petit retour sur les étapes qui ont fait de Gerofinance le numéro un de l’immobilier romand. Mélange de croissance organique et d’expansion par acquisitions, le développement de Gerofinance a connu une première phase d’accélération avec la reprise des activités de Patrick Delarive, cité ci-dessus. En 2015, Jérôme Félicité et son père s’associent à Claude Berda, qui prend 50% des parts du groupe Gerofinance. Son bras droit, le très expérimenté Jean-Bernard Buchs, est bien sûr de la partie. Parmi les missions de ce dernier, la mise en œuvre d’un grand dessein pour le quartier de l’Etang, mais aussi celle d’autres projets immobiliers d’envergure à Bulle et à La Chaux-de-Fonds, notamment. Avec chaque fois une aptitude remarquable à fédérer acteurs privés, autorités publiques, syndicats, citoyens du lieu… La collaboration avec l’exécutif de la ville de Vernier et le canton de Genève constitue, en la matière, un cas d’école.

Dans la foulée, et grâce au muscle financier nouvellement acquis, Gerofinance va absorber en 2019 la Régie du Rhône, l’un des gros acteurs de la place genevoise. En parallèle et pendant toutes ces années, Jérôme Félicité va bâtir, avec la marque Barnes Suisse, un nouveau poids lourd du courtage actif sur le plan national et développer l’entreprise générale Edifea, désormais une alternative aux géants Implenia et HRS. «Sa grande force, souligne l’avocat Robert Hensler, ancien chancelier de l’Etat de Genève et membre du conseil d’administration de Gerofinance, c’est de savoir s’entourer des meilleurs et de leur faire confiance. Stratège, mais proche de ses équipes, toujours prêt à mettre ses mains dans le cambouis, il n’est pas de ceux dont l’ego écrase tout sur son passage.»

Et il ne se prend pas au sérieux, avec ça, ajoute Vahé Gabrache. Aujourd’hui retiré des affaires, désormais pilier des fondations de bienfaisance arméniennes à Genève et dans le monde, il nourrit pour Jérôme Félicité un mélange d’amitié paternelle et fraternelle. Il résume: «En raison de ses compétences, mais aussi de son élégance de cœur, ce monsieur mérite d’être à la place qu’il occupe.»

On ajoutera à ce torrent de compliments et en guise de précision l’attention que Jérôme Félicité attache aux questions de gouvernance. Elles ont d’ailleurs constitué une sérieuse pierre d’achoppement avec son père, plus traditionnel dans la manière de traiter les affaires. Ouverture à des administrateurs indépendants et critiques, rigueur et transparence sur les chiffres (à l’interne, s’entend), la résilience ne se proclame pas par décret, c’est l’une des grandes leçons de la pandémie. «Personne n’est irremplaçable, mais il faut, pour pouvoir assurer le développement de l’entreprise à long terme et affronter les tempêtes quand elles se présentent, s’organiser en conséquence.»