La sérénité était trompeuse. En octobre encore, Jérôme Gilg semblait solidement installé à la tête de Manor et plein d'assurance. Un jeudi soir, dans sa filiale genevoise de la rue de Cornavin, il se mêle aux fans de mode, en majorité des jeunes. La plus grande chaîne de grands magasins de Suisse a invité des clients fidèles, des influenceurs et des représentants des médias afin de fêter les 120 ans de l'enseigne.

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Manor se donne une image branchée, avec un DJ qui fait monter la température sur de la musique house. Des boissons colorées sont servies au comptoir de vente transformé en bar et la jeune designer zurichoise Yael Anders présente sa collection, composée de vêtements, d'accessoires et d'art NFT, qu'elle a créée pour Manor à l'occasion de son anniversaire et qui sera mise en vente le lendemain.

Le tourbillonnant Jérôme Gilg est un hôte très demandé, de bonne humeur, il serre des mains et s'adonne au small talk. Lors d'un bref entretien avec Bilanz, il confirme son accord pour une interview envisagée depuis de nombreux mois qui devrait avoir lieu fin 2022 au siège de Manor à Bâle. Les sujets abordés devaient être consacrés à son plan pour remettre le grand magasin sur les rails et l'évolution de la stratégie en ligne.

Changement surprenant

Par la suite, cette date n'a jamais été confirmée. Manor a d'abord déclaré que le timing serait meilleur au premier trimestre. Au premier trimestre, ce n'est pas la confirmation de la date qui tombe, mais l'annonce du remplacement de Jérôme Gilg, qui aura lieu à peine six jours plus tard. Aucun remerciement pour l'engagement du CEO sur le départ ne figure dans le communiqué de presse, comme c'est habituellement le cas dans ce genre d'annonce.

La confusion autour de Manor a en outre été alimentée presque simultanément par des rumeurs de vente selon lesquelles la maison mère Maus Frères souhaiterait céder les grands magasins. Que se passe-t-il à Genève?

Dans la branche, c'est la surprise. Pourquoi Maus Frères laisse tomber son ancien poulain, considéré comme un fidèle depuis tant d'années? Aujourd'hui âgé de 48 ans, ce double national franco-suisse a passé presque toute sa carrière professionnelle dans le groupe Maus Frères. Après un séjour en Chine, où il a mis en place une filiale à Shanghai pour le détaillant français Auchan, Jérôme Gilg a débuté en Suisse en 2000 en tant que chef de rayon non alimentaire chez Carrefour, avant de devenir à 26 ans, le plus jeune directeur d'un hypermarché du géant français.

En 2004, il est passé chez Jumbo, dont il est devenu le chef en 2010. Suite à la vente par Maus Frères des magasins de bricolage à Coop, comme les filiales suisses de Carrefour quelques années auparavant, Jérôme Gilg reprend la direction de Manor en 2019 avec un portefeuille imposant de 59 grands magasins, 27 supermarchés alimentaires Manor et 24 restaurants Manora.

Manor

Le départ précipité de Jérôme Gilg a surpris.

© Keystone .

Jérôme Gilg n'est cependant pas le premier CEO de Manor à quitter brusquement ses fonctions. Trois ans auparavant, son prédécesseur, le Français Stéphane Maquaire, avait déjà dû céder son fauteuil. Peu après son arrivée, il s'était dit surpris par la complexité de la tâche en déclarant à la presse: «La situation du commerce de détail suisse est bien plus compliquée que ce que l'on pourrait penser de l'extérieur avec une image de la Suisse comme un îlot de prospérité où tout va bien.»

Le prédécesseur de Stéphane Maquaire, Bertrand Jungo, était familier du paysage du commerce de détail local. Mais après 27 ans chez Manor et onze ans en tant que CEO, il a dû quitter l'entreprise en 2017, ayant lui aussi perdu le soutien des propriétaires.

Chasseur de têtes à la recherche du CEO

Mais que s'est-il passé? Jérôme Gilg ne veut rien dire à ce sujet, pas même à mots couverts. Il est de notoriété publique que le groupe Maus Frères est adepte du secret. Cette famille discrète ne communique en principe pas avec les médias. Même les anciens cadres respectent cette discrétion des années après avoir quitté l'entreprise. Mais selon un fin connaisseur de la branche, même Jérôme Gilg ne sait pas vraiment pourquoi il a dû partir.

Certaines sources proches de l'entreprise expliquent le déroulement de l'éviction du CEO. L'été dernier, le conseil d'administration de Maus Frères a tenu une réunion avec le CEO de Manor. Il lui aurait fait part de son mécontentement quant à l'évolution des affaires. Lors d'une réunion ultérieure, le conseil d'administration serait parvenu à la conclusion que le CEO n'arriverait plus à redresser la barre chez Manor.

Après les vacances d'été, un chasseur de têtes a été mandaté pour chercher un successeur en Europe. On a finalement trouvé l'Allemand Roland Armbruster, qui dirigeait alors la chaîne de grands magasins Coin en Italie. Comme les CEO sont généralement soumis à un délai de préavis d'au moins six mois, le successeur de Jérôme Gilg devait déjà être connu au début de l'automne.

Du moins dans le cercle intime autour des membres de la famille comme Pierre-André Maus, Thierry Halff et le président du conseil d'administration Didier Maus, qui a dirigé le groupe pendant près de trois décennies. Sans oublier, le CEO externe de Lacoste Thierry Guibert, qui a également pris le poste de chef du groupe Maus Frères en 2001.

Manor

Didier Maus, copropriétaire de Maus Frères (à dr.) et Thierry Guibert, CEO de Maus Frères.

© Corbis / Getty Images

Le problème principal, c'est que Manor évolue sur une pente descendante depuis des années. En 2010, l'entreprise réalisait encore un chiffre d'affaires de 2,98 milliards de francs avec 70 grands magasins, contre 1,8 milliard aujourd'hui avec 59 grands magasins, selon un initié (Manor ne publie plus de chiffres d'affaires depuis longtemps).

Le nombre de collaborateurs est lui aussi en constante diminution: en 2018, 10 000 personnes étaient employées, en 2020, elles étaient 8900, et aujourd'hui, elles sont à peine 8000. La tendance est claire, les grands magasins ne permettent plus de gagner beaucoup d'argent. Chez Manor, la pandémie en 2021 s'est soldée par une lourde perte selon notre source, alors que l'année dernière a accouché d'un mini-bénéfice. Un réconfort insuffisant pour recréer les bases d'une activité qui connaît toujours plus de difficultés sur le plan structurel.

Un secteur en crise

Le secteur des grands magasins est en crise. En Allemagne, l'annonce de la fermeture de 47 sites de la chaîne de grands magasins Galeria, appartenant à Signa, copropriétaire de Globus, a récemment fait grand bruit. Depuis des années, Galeria lutte contre l'insolvabilité. Dans notre pays, la disparition de Jelmoli a provoqué un choc, le propriétaire Swiss Prime Site n'a pas trouvé d'acheteur pour ce magasin traditionnel après plusieurs années de recherche.

Les grands magasins d'aujourd'hui n'ont plus besoin d'immeubles coûteux dans les centres-villes. Ils se contentent d'entrepôts en périphérie et ils disposent tout au plus de petits points de vente dans les centres.

Ces nouveaux acteurs s'appellent Digitec Galaxus, Microspot ou Brack.ch. Certes, Manor tente lui aussi de mettre en place un market place en ligne depuis 2021, mais il est difficile de lutter contre les puissants de ce secteur. Selon les informations en notre possession, Manor reste encore loin de son objectif de 20% de chiffre d'affaires en ligne.

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Lorsque Manor a annoncé le départ de Jérôme Gilg, son successeur Roland Armbruster (photo) était déjà prêt.

© Keystone

La stratégie de Jérôme Gilg, nommée «Futuro 2019-2024», n'a donc pas décollé comme espéré. En effet, les coopérations engagées n'ont pas non plus eu d'effet. Outre le développement de l'offre omnicanale, l'attribution de surfaces à des partenaires était un pilier important de sa stratégie. Or ce pilier s'est pratiquement effondré. Jérôme Gilg est, par exemple, parvenu à faire venir la chaîne multimédia française Fnac. Il y a deux ans, elle a ouvert des shops-in-shops dans 27 filiales Manor. A Bienne, le CEO a célébré publiquement la première ouverture d'un magasin Fnac en Suisse alémanique. Malheureusement, cette conquête s'est transformée en retrait: on a appris récemment que la Fnac fermerait dix sites en Suisse alémanique d'ici fin juin.

Et ce n'est pas tout, au même moment, la chaîne française de magasins de sport Decathlon a également annoncé son retrait. Dans le cadre d'une phase pilote, une coopération avait été mise en place depuis 2020 dans les magasins de Zurich (Letzipark), Saint-Gall et Fribourg. «Nous avons testé cette formule shop-in-shop sur trois sites très différents et avons décidé de donner la priorité à d'autres options de développement stratégique», explique un porte-parole de Decathlon interrogé sur le sujet. Alors que le partenariat sur la market place en ligne de Manor est maintenu, Decathlon préfère désormais déveloper lui-même sa présence dans les villes suisses avec ses formats City.

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La Fnac ferme les dix shops-in-shop suisses alémaniques.

© DP

«Manor se trouve à la croisée des chemins», explique Pelin Karamustafaoglu, experte en commerce de détail auprès de l'entreprise de conseil Accenture. La rapidité avec laquelle Manor fera avancer sa stratégie omnicanale et trouvera un bon équilibre entre le stationnaire et le digital sera déterminante: «Dans leur cœur, les Suisses aiment toujours disposer d'un grand magasin dans les centres urbains». La spécialiste fait en tout cas confiance au nouveau CEO de Manor, Roland Armbruster, pour donner une nouvelle impulsion à Manor.

Pour la chaîne de grands magasins Coin, qui compte au total 37 sites et 102 filiales Coincasa, il a réussi l'an dernier à augmenter le chiffre d'affaires de 4% pour atteindre 300 millions d'euros et à augmenter aussi légèrement le bénéfice de 20 millions d'euros. «Coin et Coincasa ont misé fortement sur la fidélisation de la clientèle avec des programmes dédiés tout en ancrant leur stratégie omnicanale», explique Nordal Cavadini, expert en commerce de détail chez AlixPartners. Cela a été particulièrement utile pendant les années de pandémie.

Nordal Cavadini décrit les filiales de Coin comme des grands magasins modernes, généralement situés dans les centres-villes, qui n'évoluent pas dans le segment du luxe, mais qui visent tout de même un niveau de prix élevé. Les Suisses connaissent particulièrement bien l'ancienne filiale de Coin, OVS.

Un faux pas italien

En 2017, les Italiens ont repris les magasins Charles Vögele en Suisse, mais ils ont essuyé un cuisant échec, en évaluant mal le marché local. En Italie, OVS est pourtant un concurrent de H&M qui connaît un certain succès. La chaîne de mode bon marché est née dans les années 1970, entre autres, de la vente des fins de série de Coin. Les vêtements que Coin n'arrivait plus à écouler étaient alors cédés à l'Organizzazione Vendite Speciali (OVS).

L'entreprise a ainsi établi un positionnement clair de la marque. D'un côté Coin pour un public légèrement plus aisé et de l'autre, OVS pour les budgets plus serrés. «Manor essaie de couvrir les deux mondes, ce qui est plus exigeant pour le positionnement de la marque», explique Nordal Cavadini.

Marcel Stoffel, fondateur et chef du Swiss Council of Shopping Places, ajoute qu'il voit un avenir pour les grands magasins, en particulier dans le segment du luxe. Et ce, en particulier dans les endroits ayant un attrait touristique. Pour tous les autres, ça s'annonce plus difficile. «Dans le segment de prix inférieur, les dépenses pour la gestion des marchandises sont aussi élevées que pour les produits de luxe. Mais on gagne beaucoup moins», explique Marcel Stoffel. Appliqué à Manor, cela signifie que les coûts de location et de personnel doivent être maintenus aussi bas que possible afin de réaliser les marges nécessaires.

Un autre expert du secteur, qui souhaite rester anonyme, est sceptique quant à la capacité du nouveau CEO à mener à bien la transformation complexe de Manor. Au cours de sa carrière professionnelle de vingt ans, cet homme de 48 ans a travaillé dans huit entreprises différentes, et jamais très longtemps. Il a notamment travaillé chez Breuninger (Head of Management Services), de Bijenkorf (Head of Business Development and Operations), Karstadt (Director Strategy and Projects), KaDeWe (COO et CFO) et Intertoys, où il a occupé le poste de CEO avant de prendre la direction de Coin en 2020. 

Mission: trouver un acheteur?

Ce qui est frappant dans ses derniers postes, c'est qu'il a toujours oeuvré avant qu'une vente soit conclue. Il a dirigé la chaîne de jouets Intertoys pendant un peu moins de deux ans, jusqu'à ce qu'elle soit vendue en 2019 au groupe néerlandais Mirage Toys. Un changement de propriétaire aurait également dû avoir lieu chez Coin. En effet, l'an dernier, OVS voulait  reprendre la société mère, avant de faire machine arrière suite à une phase de due diligence de six mois.

Le rôle de Roland Armbruster consiste-t-il en premier lieu à embellir Manor afin de trouver un acheteur le plus rapidement possible? C'est plausible. Dans le secteur, le fait que les Genevois cherchent à se retirer est un secret de polichinelle. «Maus Frères cherche à se débarrasser de Manor le plus vite possible», confirme un connaisseur du secteur. Fin janvier, Handelszeitung a rapporté que Manor devait être vendu et a cité un expert suisse du commerce de détail : «Manor est à vendre depuis longtemps. Le dossier avait déjà été ouvert avant la pandémie et circule à nouveau depuis quelques mois».

Officiellement, Manor a démenti les rumeurs de vente et a communiqué aux collaborateurs qu'il n'y avait aucun projet de vente. Mais selon une source proche de l'entreprise, la même communication aurait été diffusée à l'époque pour Jumbo, ce qui n'a pas empêché la chaîne de magasins de bricolage d'être cédée à Coop quelques mois plus tard.

Portefeuille de marques de mode

Avant cette étape, Maus Frères s'était déjà séparé d'autres marques de vente au détail comme City Disc, Electroplus, Jeans & Co et avait vendu Athleticum à Decathlon. Parallèlement, Maus Frères a élargi son portefeuille de marques de mode. Aujourd'hui, il comprend Aigle, Gant, Lacoste et The Kooples ainsi que l'équipementier de tennis Tecnifibre.

Le groupe Maus Frères est aujourd'hui principalement dirigé depuis Paris où le CEO Thierry Guibert a son bureau, rapporte un ancien cadre. En 2020, ce dernier a déclaré au Financial Times lors d'une de ses rares apparitions dans les médias que la famille Maus l'avait chargé d'étendre les activités avec les marques de mode. Il cherche des marques haut de gamme dont le chiffre d'affaires se situe entre 200 et 300 millions d'euros. Dans le communiqué de presse publié après la vente de Jumbo, Didier Maus a écrit que cela renforcerait «les possibilités financières déjà importantes, afin de pouvoir saisir d'éventuelles opportunités de rachat d'autres marques haut de gamme».

Une séparation plus émotionnelle

La direction que prend l'entreprise est donc claire. Dans un portefeuille croissant de marques de mode, un grand magasin à faible marge n'a guère d'avenir. Chez Manor, une séparation devrait néanmoins être plus émotionnelle que pour les entités déjà vendues. Manor était la pierre angulaire de l'empire commercial. Le nom à lui seul est dérivé des deux lignées familiales Maus et Nordmann.

En 1902, les fondateurs, alors originaires de Bienne, ont ouvert un premier grand magasin commun à Lucerne. Des grands magasins suivirent dans des villes comme Soleure, Olten, Zoug ou Nyon, et portaient des noms comme Nordmann, Au Louvre, Vilan, La Placette ou Innovazione. Le nom Manor n'a été créé qu'en 1965 pour uniformiser progressivement les choses.

Le siège principal se trouve aujourd'hui à Bâle, mais Maus Frères a des bureaux au cinquième étage de l'immeuble Manor à Genève. Didier Maus au moins y serait régulièrement présent et mangerait volontiers au restaurant Manor. Une vente ne sera toutefois pas facile, surtout si Maus Frères veut conserver les biens immobiliers. Un expert de la branche estime qu'environ la moitié des bâtiments devrait appartenir au groupe Maus Frères.

Migros et Coop ne sont pas sur les rangs

Coop a déjà démenti toute intention d'achat, bien que l'un ou l'autre grand magasin supplémentaire serait certainement intéressant pour les Bâlois avec leurs 31 filiales Coop City. Mais il semble plutôt improbable que Coop soit prêt à absorber presque deux fois plus de sites Manor, dont certains ne sont pas rentables. Migros n'entre pas non plus en ligne de compte, puisque le géant orange s'est récemment débarrassé de toutes ses filiales Globus. Il faudrait donc un acheteur étranger. Mais ils sont déjà nombreux à avoir échoué dans l'aventure du commerce de détail suisse.

L'incertitude n'est pas bonne pour les affaires, car les investissements nécessaires ne sont pas faits. Selon un expert du commerce de détail, certains magasins loués devraient être rénovés de toute urgence. Mais même les propriétaires immobiliers ne savent souvent pas ce que Manor a l'intention de faire à long terme avec ses filiales. Manor laisse actuellement en suspens diverses questions.

Une porte-parole de l'entreprise fait néanmoins preuve d'optimisme en indiquant que chez Manor, on tire un bilan globalement positif pour 2022 et l'on constate une évolution réjouissante au premier trimestre 2023, tant dans les grands magasins que sur manor.ch. Le positionnement en tant que leader de la vente au détail omnicanale et le lien entre les magasins physiques à caractère événementiel et la boutique en ligne restent des priorités stratégiques. Les commandes aux points de contact numériques et l'application mobile doivent également être développées cette année.

La solution semble simple, du moins en théorie. Le nouveau patron de Manor doit trouver des moyens de fidéliser les jeunes clients aux magasins et à ses propres canaux de vente numériques. Il pourrait alors stopper la dégringolade et Manor aurait alors des chances de rester en mains suisses.

*Cet article est une traduction d'une enquête parue dans Bilanz

Bastian Heiniger
Bastian Heiniger