«Dans les années 1970, alors que le débat autour de l’initiative Schwarzenbach occupe tout l’espace et qu’une pénurie de main-d’œuvre étrangère guette dans la restauration, l’industrie helvétique introduit les machines à café entièrement automatiques, grâce au savoir-faire de ses ingénieurs et à ses ressources financières.» Chahan Yeretzian, chimiste et spécialiste en café à l’Université des sciences appliquées de Zurich, résume ainsi comment les appareils d’Egro, de Schaerer ou de Rex, par exemple, connaissent un succès rapide d’abord en Suisse, puis dans le reste de l’Europe et, à partir des années 1990, aux Etats-Unis. Un cluster naît alors le long de l’axe ferroviaire Berne-Zurich et ses environs. On y rivalise pour améliorer les paramètres des appareils «super-automatiques»: dosage du café, intégration du moulin, solidité des matériaux, etc. Le but: que n’importe quel serveur parvienne à préparer rapidement les boissons, avec des résultats millimétrés. Cinquante ans plus tard, un grand nombre de ces entreprises existent encore. «Elles réalisent environ 70% des ventes de machines à café entièrement automatiques dans le monde», estime l’expert, et continuent de réussir à se démarquer de la concurrence, notamment asiatique.

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Plusieurs de ces PME suisses historiques attirent les convoitises à partir des années 2010, en raison de ce savoir-faire et de leur clientèle professionnelle déjà variée (hôpitaux, chaînes de restauration rapide, hôtellerie, etc.). Des sociétés comme Egro, Schaerer et Cafina appartiennent ainsi aujourd’hui à la multinationale de la restauration américaine Ali Group, au géant français spécialisé dans les équipements de cuisine SEB ou à l’allemand Melitta, acteur majeur et bien connu du marché.

Dernier grand rachat en date: celui d’Eversys en 2021 par le groupe italien De’Longhi. Cette entreprise, créée à Sierre en 2009 par l’ingénieur Jean-Paul In-Albon, s’était fixé un défi. «Le fondateur de la société souhaitait que l’expresso issu d’une machine super-automatique «à la suisse» égale les saveurs du café réalisé avec des machines traditionnelles «à l’italienne», explique Anaëlle Perdrix, assistante du CEO. Pour cela, il a notamment mis au point un système d’extraction du café par le haut. Nos clients, tous professionnels, peuvent produire jusqu’à 700 shots à l’heure d’expresso de qualité sur notre plus grosse machine.» Pari réussi: la start-up a connu un développement fulgurant entre 2013 et 2023, grâce notamment à son client le plus connu: la chaîne américaine Starbucks. Le nombre de machines produites chaque année dans l’usine valaisanne est passé de 233 à 9752. Quant à la main-d’œuvre, elle a évolué de 26 collaborateurs à plus de 400 répartis entre la Suisse, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, Dubaï, Shanghai et Singapour.

Un pôle R&D dédié à Starbucks

Chez Eversys, un groupe du département R&D est uniquement dédié à la conception de nouvelles machines pour Starbucks.

70%
Les sociétés suisses historiques réalisent environ 70% des ventes de machines à café entièrement automatiques dans le monde.

7 à 8%
La Suisse ne représente plus que 7 à 8% du chiffre d’affaires du fabricant Jura. L’Allemagne et l’Amérique du Nord sont désormais les plus grands marchés.

9 ans
Selon des classements européens cités par l’entreprise, la durée de vie des appareils de Jura s’élève à plus de 9 ans, soit davantage que d’autres marques.

Une poignée de PME indépendantes

Certaines PME suisses continuent toutefois à faire le choix de l’indépendance, comme Thermoplan, Rex-Royal ou Jura. «Nous ne bénéficions pas des mêmes ressources financières que les entreprises intégrées à des multinationales, explique Philipp Zindel, responsable vente et marketing de Rex-Royal. Mais cette indépendance nous permet de réagir rapidement aux évolutions du marché.» La société fondée en 1937 emploie 120 collaborateurs, dont 80% sur son site de Dällikon (ZH). «La moitié de nos employés sont actifs dans la production des machines, 10% dans le développement, 20% dans la vente et 20% au service technique.» La PME cible les entreprises Horeca (acronyme pour hôtellerie, restauration et cafés), commerces de proximité, bureaux, institutions, hôpitaux ou encore exploitants ferroviaires. Dans ce dernier domaine, elle tire son épingle du jeu avec des modèles spécifiques, dotés par exemple de protections antichocs et anti-vibrations. Elle a ainsi récemment équipé le nouveau GoldenPass entre Montreux et l’Oberland bernois, l’ICE 3neo de la Deutsche Bahn ou encore l’Etihad Rail aux Emirats arabes unis.

De son côté, le fabricant Jura a opéré un virage stratégique majeur dans les années 1990 afin de pouvoir rester indépendant. Il a abandonné les divers équipements électroménagers qu’il produisait pour se concentrer sur les machines à café automatiques à destination des particuliers. Il s’est aussi internationalisé (grâce notamment à la notoriété de son célèbre ambassadeur Roger Federer) pour atteindre 5000 points de vente dans une cinquantaine de pays. «La Suisse ne représente plus que 7 à 8% de notre chiffre d’affaires (658,3 millions de francs en 2023, ndlr), explique le directeur, Emanuel Probst. Nos plus grands marchés sont désormais l’Allemagne et l’Amérique du Nord où nous faisons plus de 100 millions de francs de ventes annuelles, puis viennent d’autres Etats européens comme les Pays-Bas, la Belgique, la France, la Pologne ou encore l’Afrique du Sud et l’Australie.» Avec ce changement de modèle d’affaires, l’entreprise soleuroise est devenue «une sorte d’Apple de la machine à café», sourit le CEO. «A notre siège de Niederbuchsiten (SO), près de 300 collaborateurs sont actifs dans la R&D, le marketing, les ventes, mais aussi le contrôle qualité de nos machines. Nous travaillons ensuite avec des partenaires de production. Une partie des pièces de nos 460 000 unités vendues annuellement sont réalisées en Suisse, notamment les moulins à café qui sont très importants pour la qualité du produit, mais aussi au Portugal et en Malaisie.»

Innovation et développement durable

Plusieurs PME du secteur font face à un recul de leurs ventes actuellement. Jura a connu des années fastes en raison de la pandémie car les personnes en télétravail souhaitaient s’équiper de machines premium à la maison, mais aussi grâce à la tendance durable, la marque s’érigeant en alternative aux capsules. Puis, son chiffre d’affaires a stagné entre 2022 et 2024, freiné notamment par la conjoncture allemande. Des fabricants professionnels ont également profité d’une hausse importante des investissements réalisés au sortir de l’épidémie, avant d’observer une baisse des commandes.

Chez Eversys, le nombre de collaborateurs a baissé de 9% en 2024, la production de machines a diminué de 28% et le chiffre d’affaires a reculé à 109 millions de francs (-19%), a révélé Le Nouvelliste. «L’évolution des coûts dans la restauration a renforcé la demande pour des machines d’entrée de gamme, où la concurrence avec les fabricants chinois est plus forte», souligne aussi Rex-Royal.

Pour faire face à ces acteurs chinois, les entreprises suisses doivent se démarquer. Elles mettent en avant leurs engagements en matière de développement durable. Le responsable marketing de Rex-Royal cite la production en Suisse «avec une précision artisanale», la recherche de matériaux recyclables, la solidité des machines (faites à 75% d’acier inoxydable), l’efficience énergétique des usines ou encore l’attention aux collaborateurs dans une PME familiale. Chez Jura, on insiste sur la durée de vie des appareils: «Selon plusieurs classements européens, notre durée de longévité est de plus de 9 ans, contre une moyenne de 6 ans pour les autres marques.»

Les entreprises cherchent aussi à conserver un coup d’avance grâce à leurs équipes de recherche et développement. Avec sa cinquantaine d’ingénieurs en Suisse, Jura développe des solutions aussi bien mécaniques que numériques, tout comme Rex-Royal, qui met au point des solutions cloud de télémétrie (analyse des données). L’objectif consiste à réagir rapidement aux souhaits de la clientèle privée comme professionnelle. Le producteur zurichois cite par exemple l’adaptation à la tendance des laits végétaux.