La direction de l’entreprise valaisanne DPE Electrotechnique et ses 24 collaborateurs attendaient beaucoup de leur déménagement dans leur nouveau bâtiment. On allait passer de locaux trop petits à des bureaux lumineux en open space et donc à un environnement de travail amélioré. «Or rien ne s’est passé comme prévu, se souvient Fabian Hintz, le directeur de ce bureau d’ingénieurs en électricité. Des tensions et des conflits ont émergé qui n’existaient pas auparavant.» Mais au lieu de mettre la tête dans le sable, la direction de DPE a rapidement demandé un avis extérieur et un accompagnement à une psychologue du travail. C’était il y a deux ans. Aujourd’hui, le patron de cette PME se félicite d’avoir fait le pas. «Je peux vous dire, confirme Fabian Hintz, que cet investissement en valait largement la peine.» (Lire les témoignages)

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Difficile de quantifier la GSE

Mais beaucoup d’entreprises tardent à faire le pas. Il reste en effet extraordinairement difficile de quantifier les bénéfices de la gestion de la santé en entreprise (GSE). «On a beau s’appuyer sur les chiffres globaux du Seco et toutes les autres études qui soulignent à satiété combien le stress est dommageable pour l’économie, observe l’ergonome Olivier Girard du cabinet Erg’OH Conseil, un spécialiste de la prévention des troubles musculo-squelettiques; tant que les directions d’entreprise n’ont pas vraiment fait le rapport avec leur propre situation, on a encore trop souvent de la peine à les convaincre de consentir le temps et l’argent nécessaires.»

Le deuxième obstacle, observent la plupart des spécialistes de la GSE, c’est l’état souvent catastrophique des statistiques à disposition. «Beaucoup d’entreprises n’ont même pas une vue claire de leur taux d’absentéisme général. Et c’est sans parler d’une analyse fine par département ou secteur d’activité», renchérit Nicolas Caloz, responsable de la cellule Gestion de la santé au travail du Groupe Mutuel. Autre phénomène en hausse et compliqué à appréhender, mais révélateur d’un sérieux désengagement des salariés: l’absentéisme dit perlé, soit de courte durée, et souvent concentré sur les vendredis et les lundis, qui lui aussi pèse sur les comptes.

Le label  86 entreprises et organisations sont labellisées Friendly Work Space. Les PME sont encore peu nombreuses mais Promotion Santé Suisse prévoit un outil spécifique en 2023 pour les sociétés de moins de 50 personnes.

Le troisième écueil? De nombreuses entreprises ne comprennent pas ce qu’une politique efficace de GSE implique. Il ne suffit en effet pas de proposer à ses collaborateurs une corbeille de fruits, 150 francs de participation à un abonnement fitness, des ateliers de pleine conscience ou des massages à la place de travail. «Il est essentiel d’intégrer chacune des mesures prises dans une vision cohérente et claire, communiquée à ses équipes», souligne Anny Wahlen de Salutis Network, co-auteure de l’ouvrage Burn-out, la maladie du XXIe siècle?

Chaque entité est différente et les mesures prises dépendent bien évidemment de situations particulières, même si les méthodes et les principes de base de la GSE ne varient pas, nous y reviendrons. Ainsi, avec ses 13 000 collaborateurs, le CHUV, en pleine période de stress post-pandémique, n’a pas les mêmes problèmes qu’une entreprise d’informatique de 200 salariés. Un groupe industriel qui comprend à la fois des cols-bleus et des cols blancs se doit d’avoir une approche par secteur et donc différenciée. Pas simple. Mais l’intérêt et les raisons de s’y mettre, eux, ne varient pas.

On rappellera d’abord l’incontournable responsabilité légale de l’entreprise de garantir la sécurité et la santé au travail de ses collaborateurs. Une responsabilité facile à définir pour les accidents ou les maladies dites classiques, mais plus compliquée à circonscrire pour les troubles musculo-squelettiques ou les maladies psychiques.

Sous-estimation des coûts indirects

L’argument économique, ensuite. Les arrêts de travail, même quand ils sont couverts par une assurance perte de gain, pèsent lourd sur les comptes des entreprises. «Les coûts salariaux sont faciles à calculer, argumente Nicolas Caloz du Groupe Mutuel. En revanche, on sous-estime systématiquement les coûts indirects, qui sont souvent deux à trois fois plus élevés que les coûts directs.» L’absence d’un salarié implique en effet la redistribution des tâches aux autres membres de l’équipe, ce qui augmente leur charge de travail. Et s’il faut trouver une personne de remplacement, ce sont alors les efforts d’intégration et de formation qu’il faut prendre en compte. Ils sont en général loin d’être négligeables.

De plus, les absences se traduisent invariablement par des retards chez le client, comme c’est le cas dans beaucoup de secteurs actuellement. Par exemple dans le bâtiment, en pleine surchauffe. Avec d’inévitables dommages pour la réputation de l’entreprise. Enfin, les sociétés connues pour un fort taux de rotation ou d’absentéisme rencontrent assez logiquement des difficultés à fidéliser leurs collaborateurs et à en recruter de nouveaux. A l’heure de la «Grande Démission», il faut être aveugle pour penser retenir durablement des collaborateurs sur le départ par une simple hausse salariale.

Pour être performante, une politique de GSE doit s’articuler à la fois sur les individus et sur l’organisation de l’entreprise. C’est l’approche défendue par Anny Wahlen, qui s’insurge depuis longtemps contre une vision psychologisante du burn-out. Sa carrière l’a menée de l’humanitaire au consulting en passant par les RH de multinationales. Une expérience désormais mise au service des entreprises et des institutions aux prises avec les nouveaux défis du monde du travail. Pour expliquer sa démarche, elle décline trois niveaux de prévention:

  • La prévention primaire. Elle relève de la conception même de l’organisation et du travail. En clair: quelles mesures managériales, quels aménagements de l’espace et du temps de travail, quelle culture d’entreprise pour réduire les risques psychosociaux et renforcer les ressources au travail et donc la productivité?
  • La prévention secondaire. Elle porte sur l’identification des risques avant qu’un déséquilibre ne porte atteinte à la santé. Comment? Par des points de situation réguliers et des efforts de sensibilisation aux enjeux de santé psychosociale au travail auprès des individus et des équipes.
  • La prévention tertiaire. Elle vise à accompagner les personnes atteintes dans leur santé et à réduire les risques de rechute. C’est notamment ce qu’on appelle le case management, qui vise à la réinsertion des salariés en arrêt maladie. Ou, parfois, à une transition de carrière. On sait que plus l’absence pour burn-out est longue, plus le risque de départ volontaire ou de licenciement est élevé.

Voilà pour les grands principes. Reste à voir comment les appliquer et avec quelles aides les mettre en œuvre. Organe de sensibilisation et d’information, cheville ouvrière depuis 2014 du Job Stress Index et du monitoring de la gestion de la santé en entreprise, Promotion Santé Suisse offre également une impressionnante boîte à outils aux entreprises qui veulent aller de l’avant. Elle propose ainsi le fameux label Friendly Work Space, décerné à ce jour à quelque 86 entreprises et organisations employant au total 208 784 salariés. On y trouve une majorité de grandes entreprises, parmi lesquelles les CFF, Migros, Lidl, les Transports publics zurichois, l’Aéroport international de Genève…

Des outils pour les PME:  «Si les PME sont en principe éligibles pour le label, observe David Grandjean, le responsable sensibilisation et diffusion de Promotion Santé Suisse, elles sont encore très peu nombreuses. Mais nous prévoyons pour 2023 des outils tout spécialement destinés à des entreprises de moins de 50 personnes.»

Le processus est accompagné par des conseillères et conseillers accrédités qui aident les entreprises candidates à passer les différentes étapes de la certification, même s’il existe un questionnaire qui permet aux entreprises de commencer par une autoévaluation préalable gratuite. La totalité de la démarche, elle, est payante. Il en coûtera 17 000 francs pour les entités de plus de 250 collaborateurs et 11 500 francs pour les entreprises plus petites, un montant correspondant aux honoraires et aux frais des assesseurs accrédités. La labellisation est censée ne pas être un but en soi, mais le départ d’un processus continu d’amélioration. D’ailleurs, les entreprises doivent repasser l’examen tous les trois ans.

Pour accompagner leur stratégie de GSE, les entreprises peuvent aussi s’appuyer sur les quelques compagnies d’assurances qui ont fait de la santé au travail un véritable cheval de bataille. C’est le cas du Groupe Mutuel. Ainsi, Nicolas Caloz et ses collaborateurs du service santé en entreprise offrent-ils un conseil sur mesure aux clients du groupe et l’accès à un solide réseau d’experts: psychologues et médecins du travail, ergonomes, coachs d’entreprise, spécialistes de la gestion des absences, médiateurs patentés… L’encouragement à la prévention fait même partie des contrats d’assurance sous forme d’argent sonnant et trébuchant pour financer certains des projets proposés par leurs clients jusqu’à hauteur de plusieurs dizaines de milliers de francs, comme le montre le cas du groupe IMI Hydronic Engineering International, basé près de Nyon (lire les témoignages).

Le constat  «Les assurances n’ont plus seulement pour vocation à courir d’éventuels sinistres. Elles ont aussi pour mission de conseiller leurs clients pour les prévenir et donc les éviter. Il s’agit d’un véritable changement de culture dans notre branche», explique Nicolas Caloz.

Une approche gagnante pour tous les protagonistes, il faut le souligner: l’entreprise assurée réduit les coûts directs et indirects liés à l’absentéisme, elle voit à terme ses primes baisser aussi bien pour la perte de gain que pour les accidents. L’investissement est également rentable pour les compagnies d’assurances elles-mêmes, y compris au titre de l’assurance maladie et du 2e pilier si, comme le Groupe Mutuel, elles sont présentes dans tous ces domaines d’activité.

Pas de «GSE-washing»

Chez Vaudoise Services, Isabelle Kunze, elle, a mis sur pied l’unité Corporate Health Services, qui propose depuis 2020 un accompagnement en matière de GSE aux clients de la Vaudoise Assurances, mais aussi à des entreprises qui ne sont pas assurées auprès de la compagnie. «Je rencontre un nombre croissant de responsables qui comprennent enfin qu’il vaut mieux prévenir que guérir», explique-t-elle. Et d’ajouter que son équipe n’a pas pour vocation de donner dans le «GSE-washing», mais bien d’apporter une valeur ajoutée qui se mesure aussi en termes financiers. «Nous n’avons pas de raison d’être si nous ne faisons pas la preuve de notre efficacité.»

Les entreprises privées ne sont pas les seules à innover. Le Conseil d’Etat genevois a ainsi présenté le 4 avril dernier une expérience pilote visant à améliorer la santé au travail. Un site est désormais disponible pour tous les employés et les employeurs du canton à la recherche d’une prise en charge ciblée. La Consultation interdisciplinaire en santé au travail (CIST) propose un catalogue de prestations qui vont de la protection de la maternité au travail au conseil juridique, en passant par la formation en entreprise pour les PME. Une Genferei, une de plus? «Un exemple à suivre pour la Confédération, rétorque le professeur Michel Guillemin, un pionnier de la médecine du travail en Suisse. Le gouvernement genevois montre qu’il fait de la santé en entreprise un élément prioritaire et à part entière de leur politique de santé publique.»


En croisade contre la sédentarité

En marche
© DR

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) le répète sur tous les tons: la sédentarité est le mal du siècle, coupable d’une épidémie de troubles musculosquelettiques et d’obésité. Et comme les employeurs ont l’obligation légale de protéger la santé de leurs employés, on pourrait attendre d’eux qu’ils prennent des mesures en la matière.

Il existe de nombreuses pistes. Celle, par exemple, suivie par des entreprises comme la biotech Incyte, Nespresso, Lombard Odier ou encore l’IMD, qui font appel à des prestataires de services comme Wellnesscorporate. Composée d’experts œuvrant aussi au sein du Service des sports de l’Unil et de l’EPFL, cette société propose des solutions dites de Corporate Employees Health comportant bilans de santé, programmes de remise en forme, semaine sportive, cours de yoga à la place de travail, sensibilisation à l’importance de la santé en entreprise en général.

Directeur et fondateur de FitOffice, Olivier Meyer, lui, est parti en croisade pour promouvoir le bureau de marche: une table réglable installée devant un tapis roulant qui permet de travailler et de marcher en même temps. A première vue, cet équipement peut prêter à sourire et passer pour un gadget à la limite du ridicule. Une démonstration rapide vous convainc du contraire. Lorsque nous rencontrons Olivier Meyer, à 10 h 30, un matin, celui-ci a déjà fait plus de 8000 pas tout en ayant réglé plusieurs dossiers.

C’est lors d’un voyage à Boston en 2018 que l’entrepreneur en série fribourgeois actif dans le webdesign a eu ce qui ressemble à une révélation. «Un développeur avec qui nous travaillons et qui passe sa journée devant un ordinateur avait installé un bureau de marche avec des résultats incroyables. Je m’en suis immédiatement procuré», témoigne ce quinquagénaire pourtant sportif. «Il y a des semaines où je suis simplement trop occupé pour faire un jogging ou marcher dans la forêt. De pouvoir bouger pendant les heures du bureau me sauve la mise.» Et de poursuivre: «L’idée n’est pas d’en installer un pour chaque collaborateur,
mais de s’organiser de telle manière à pouvoir faire un tournus.» Un investissement loin d’être anodin. Un bureau de marche dans une configuration standard coûte en effet quelque 3500 francs. «En ce qui me concerne, affirme Olivier Meyer, ça m’a changé la vie.»


Ergonomie, les exosquelettes arrivent

High-Tech Futuristic Warehouse: Worker Wearing Advanced Full Body Powered exoskeleton, Lifts Heavy Pallet full of Cardboard Boxes. Delivery Exosuit amplifies strength.
© Gorodenkoff Productions OU

Les exosquelettes offrent des possibilités intéressantes aux personnes effectuant des tâches pénibles et/ou répétitives. Le Groupe Mutuel les explore actuellement dans le cadre d’un partenariat avec une importante entreprise de peinture. Dans ce cas, conçu comme une sorte de gilet, un exosquelette permet par exemple d’assister les peintres dans leurs travaux en hauteur. Un équipement qui coûte environ 1500 francs.

 

L'open space

Pour

Le flex office se généralise

Difficile de trouver un défenseur de l’open space classique. Bruits, sollicitations impromptues… Le neurochirurgien et professeur de management belge Patrick Georges montrait, il y a vingt-cinq ans déjà, que les bureaux paysagers entraînent jusqu’à 50% de baisse d’efficacité au travail. En revanche, ce qu’on appelle le flex office est en voie de généralisation. Il combine des espaces ouverts et fermés (cabines, mini-salles de conférences…) qui permettent aux collaborateurs de s’isoler. En général plus personne, pas même les membres de la direction, n’a de poste attribué. Avec la généralisation du télétravail, ce concept permet une gestion rationnelle des surfaces de bureaux et donc des économies de mètres carrés. Mais est-ce la panacée?

Contre

Des interactions en chute libre

Les détracteurs de la version 2.0 de l’open space alignent plusieurs arguments. Ergonomiques, d’abord. «Les collaborateurs qui doivent constamment changer de place souffrent plus du dos, explique Olivier Girard d’Erg’OH Conseil. Parce qu’ils oublient de régler leur chaise de bureau quand ils prennent possession de leur table. Parce qu’en se déplaçant d’un endroit à l’autre, on privilégie son ordinateur portable, mauvais pour la nuque.» Une étude de la Harvard Business Review montre que les interactions entre collègues baissent de 70% dans un open space. Ceux qui misaient sur ce type de bureau pour booster l’intelligence collective en sont pour leur grade.

Weisses Viereck
Alain Jeannet