Quand des éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre. Durant longtemps, la Suisse du sport a savouré son statut d’îlot peinard au cœur de l’Europe. La concurrence pour la diffusion des grands événements sportifs, c’était pour les autres. Les matches payants, aussi. Les milliards investis dans les droits télévisuels du football ou des Jeux olympiques ne suscitaient au mieux que minauderies offusquées. Depuis quelques mois, le réveil est brutal. Les amateurs de hockey et de football découvrent les conséquences d’une bataille de géants. Une guerre sans merci, dont ils ne sortent pas vraiment gagnants.

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Dans l’arène, trois combattants: Swisscom par sa filiale Teleclub, Suissedigital et la SSR. Soit respectivement un groupe national de télécoms, une alliance de 200 câblo-opérateurs emmenée par le groupe UPC et la télé- vision publique. Leurs objectifs sont bien différents. Pour les deux premiers, le sport est un produit d’appel destiné à embellir la mariée. Car derrière la diffusion payante des compétitions, l’enjeu réel est la vente de leurs produits de base, à savoir des combinaisons savantes de téléphonie et d’internet. Face à ce double jeu, la SSR – et sa mission de service public – vacille.

Bataille pour le hockey et le football

«Sans un contenu riche, on n’est pas concurrentiel», confirme Alexandre Rey, responsable marketing de Net+, plus grand câblo-opérateur romand et associé à UPC. Depuis Sierre, l’ancien footballeur international est au cœur des opérations. La bagarre, il la vit depuis son embrasement, quand les ligues suisses de football et de hockey sur glace ont remis aux enchères les droits TV de leurs championnats, les deux seules vraies exclusivités nationales.

Les appels d’offres sont lancés début 2016. Bien à l’abri des regards, des chiffres sont alors glissés dans des enveloppes, que les dirigeants sportifs ont décachetées avec avidité. A raison, car les montants proposés ont presque doublé par rapport aux droits versés les quatre années précédentes. UPC et sa suite se sont vu attribuer ceux du hockey sur glace pour une trentaine de millions de francs par saison, au nez et à la barbe de Swisscom qui les détenait jusque-là. Celui-ci s’est consolé en conservant la diffusion des matches de football pour 40 millions de francs par saisons jusqu’en 2021. Pour ces derniers, pas moins de quatre autres prétendants se seraient mis sur les rangs: UPC, la SSR et deux acteurs étrangers, dont, selon la rumeur, la chaîne payante qatarie BeIN.

Affrontements juridiques

Fin de l’histoire? Que nenni. Plutôt le vrai début. Car depuis, la concurrence est devenue féroce, même si chez Teleclub, on pré- fère parler de «marché sans conteste plus concurrentiel», sans que «cela soit négatif en soi», le groupe étant persuadé d’«être grâce à sa longue expérience […] en position de force». Un discours que tient aussi Suissedigital, avec ses quelque 3 millions de ménages sur le territoire suisse. Il faut dire que depuis qu’ils ont obtenu le droit d’entrer dans les patinoires, les câblo-opé- rateurs ont fait du chemin. Le 8 septembre, après des mois de préparation intensive et le débauchage de stars telles que Steffi Buchli, figure de la télévision alémanique, ils ont lancé en grande pompe la chaîne sportive MySports, dont les studios sont à Rossens (FR).

Swisscom contre UPC. Soit Teleclub contre MySports. Avec les chaînes, la bataille est descendue dans le public. La danse du ventre est endiablée, le consommateur ne sait plus où donner de la tête. Combien lui en coûtera-t-il pour suivre sa passion? Impossible ou presque de le savoir. Car depuis des semaines, les annonces tonitruantes promettent toutes des exclusivités, les bouquets sont à périmètres variables. MySports annonce la gratuité de son offre de base? Son adversaire répond en proposant Teleclub Zoom, formule tout aussi gratuite. Et lorsque tout nouvel abonné se voit offrir une année de hockey sur glace par la chaîne d’UPC, celle de Swisscom brade ses matches de football pour un franc.

Le bras de fer touche aussi les compétitions internationales. Un exemple parmi d’autres? Le championnat de football allemand que Teleclub diffusait depuis des années. En mai pourtant, la Bundesliga est passée sur MySports, le groupe mondial Sky, détenteur des droits TV, préférant travailler avec le nouveau venu. A chaque coup succède une riposte cinglante, les géants ne reculant devant rien pour remplir leurs «box». Et pas question de fournir à l’adversaire un «morceau» de l’exclusivité chèrement acquise, quitte à s’attirer les foudres de la Commission de la concurrence (Comco), comme ce fut le cas pour Swisscom, condamnée à 72 millions de francs d’amende en mai 2016, décision contre laquelle l’opérateur a intenté un recours. Ou pour UPC qui a vu, au printemps dernier, la Comco ouvrir une enquête sur ses pratiques dans le hockey sur glace.

La menace venue de l’étranger

Côté tribunal, le feuilleton pourrait bientôt s’enrichir d’un nouveau chapitre. En effet, même si les mois ont passé, UPC n’a toujours pas digéré sa défaite au niveau du football, comme l’a confirmé son patron Eric Tveter, le 10 septembre dernier à la SonntagsZeitung. Selon lui, UPC avait proposé l’offre la plus élevée: «Malgré cela, nous avons perdu.» Alors, face à l’«inaction» de la Comco en la matière, «nous envisageons de déposer une plainte contre la Swiss Football League et Swisscom à propos du processus d’attribution».

Irréconciliables? Tout dépend des intérêts en jeu. Et parfois, la schizophrénie guette. Exemple, la publicité diffusée sur la nouvelle chaîne MySports est commercialisée par la régie Admeira, société dont les actionnaires sont… Swisscom, la SSR et Ringier. Une situation qui ne gêne pas plus que cela Teleclub: «Nous n’avons pas de participations dans Admeira et nous ne sommes, de fait, pas impliqués dans leurs décisions. Les différents actionnaires d’Admeira prennent soin de ne pas faire passer leurs intérêts particuliers avant ceux des autres acteurs impliqués dans cette joint-venture. […] Nous ne voyons rien de troublant dans la décision à laquelle vous faites allusion.»

Mais le tableau n’est pas encore complet. Car derrière les éléphants, des mammouths sont en embuscade. En effet, pendant que Swisscom et UPC s’étripent, et que la SSR, impuissante, compte les coups, d’autres acteurs venus de l’étranger tissent leurs toiles avec assurance. Il s’agit des chaînes dites Over-The-Top (OTT), qui déboulent partout via internet et que beaucoup considèrent comme l’avenir de la télévision. Parmi les plus connues: Netflix avec ses films et ses séries. En sport, Dazn, qui diffuse la Premier League anglaise, et Sky sont les incontournables du secteur.

Tiens, Sky, le même groupe qui vendait les droits de diffusion de la Bundesliga à Teleclub avant de traiter avec MySports… Une alliance qui n’empêche pas le groupe allemand de débouler sur le marché suisse au pas de charge. En mai, le géant, qui dépense 7 milliards de dollars par année dans la production de contenu et l’achat de droits sportifs, a racheté la PME neuchâteloise HollyStar, active dans la vidéo à la demande. En août, HollyStar/Sky lançait ses applications Sky Sport (football, F1, tennis…) sur tous les supports. Objectif avoué: devenir le numéro un du pays (lire interview ci-contre). Une arrivée concurrentielle qui n’empêche pourtant pas MySports et Teleclub de proposer la chaîne dans leur offre globale.

Nous assistons à une privatisation des sports les plus populaires.

Massimo Lorenzi Rédacteur en chef Sports, RTS

Quant à l’amateur de sport, il a de quoi être déboussolé. «Nous vivons un changement de paradigme que le public n’arrive pas encore très bien à discerner, se désole Massimo Lorenzi, rédacteur en chef du Département des sports de la RTS. Nous assistons à une privatisation des sports les plus populaires et des grands événements.» Un mouvement de fond, irrémédiable. Avec quelles conséquences? «En Suisse, le sport sur la télévision publique a toujours joué un rôle de ciment culturel entre les régions. On vibre avec Roger Federer, de Romanshorn à Genève. Avec l’arrivée de groupes aux moyens illimités, sans impératif de rentabilité, car on ne gagne pas d’argent en diffusant du sport, quelque chose d’important va se casser. Le marché n’en a rien à cirer des missions des uns ou des autres. Il veut faire du fric. C’est tout. C’est du business. Nous ne pouvons ni ne voulons faire de la surenchère. Ce serait irresponsable.»

Jusqu’à courir le risque de voir, à terme, la SSR dépouillée de tous les sports majeurs. Une tendance que confirment à demi-mot ses adversaires, pour qui la télévision publique a encore toute son utilité… sauf dans le sport business. Le paysage audiovisuel de cette rentrée 2017 semble leur donner raison. Désormais, le fan de sport doit casser sa tirelire pour vibrer. L’herbe n’a pas fini de trinquer.

PO
Patrick Oberli