Face au tsunami du Covid-19 qui a fait chuter les exportations horlogères suisses – 81,3% en avril –, les marques indépendantes tentent de se frayer un passage jusqu’à des rivages plus cléments. Leur taille réduite, leur faculté à se remettre en question et leur soif de survie se révèlent être des atouts dans ce naufrage mondial.

Si les prévisions tablent sur la suppression de 5000 emplois dans un secteur occupant plus de 50 000 salariés en Suisse, force est de constater que lorsqu’on est petit, on ne peut guère réduire encore la voilure. L’innovation, l’ouverture à d’autres marchés et la diversification sont des pistes explorées pour sortir la tête de l’eau. Trois horlogers indépendants, aux profils très différents, de l’entrée de gamme à la très haute horlogerie, ont accepté de partager ce qu’ils ont vécu pendant la crise sanitaire et de nous raconter ce qu’ils ont entrepris dans l’optique de retrouver une nouvelle normalité.

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Delma: les atouts de l’e-commerce

Habituée aux changements de pression, la maison Delma, spécialisée dans les montres de plongée pouvant aller jusqu’à 4000 mètres de profondeur, navigue comme beaucoup à vue. En 170 ans d’histoire, c’est la seule fois où tous ses points de vente, dont 11 en Suisse, ont été fermés pendant deux mois. Ecoulant entre 30 000 et 40 000 pièces par an, le fabricant de montres de Longeau, près de Bienne, n’a cependant jamais fermé son site de production où travaillent 15 collaborateurs.

«Nous sommes actifs sur deux segments: les montres d’entrée de gamme, dès 500 francs, et également sur le moyen de gamme, avec des marchés très actifs au Moyen-Orient et en Europe de l’Est, explique Andreas Leibundgut, responsable marketing de Delma. Avant la pandémie, nous avions engagé de nouveaux partenariats dans le Benelux, à Hongkong et en Angleterre. Notre priorité est de sécuriser ces engagements et de leur livrer des montres. Au plus dur de la pandémie, une grande solidarité s’est mise en place et cela a été très positif humainement.»

Delma ne cache pas les difficultés rencontrées pour s’approvisionner en composants et pour ensuite acheminer ses garde-temps. «Le recul de notre chiffre d’affaires sera important, mais on ne peut pas prédire si ce sera -20 ou -50%, poursuit-il. La remontée sera lente, car on ne pourra pas compter sur le tourisme dans le monde. Et si les magasins ont rouvert, ils restent encore peu fréquentés car les gens ont d’autres préoccupations.» Cela n’empêche pas la marque de sortir deux nouveaux modèles en juin – Delma Continental et Delma Cayman Worldtimer – et deux autres cet automne. «Le gros avantage d’être petit, c’est que nous sommes plus flexibles et qu’il est plus facile de rebondir que pour une grosse structure avec des milliers d’employés», souligne Andreas Leibundgut.

Une certaine liberté d’action a aussi été facilitée par la mise en place, l’hiver dernier, d’une plateforme de vente en ligne. Elle a permis de faire baisser la pression sur les points de vente. «Avoir anticipé l’e-commerce nous a beaucoup appris. Surtout, nous n’avons pas dû le mettre en place dans l’urgence pendant le confinement, se réjouit le petit-fils d’un des propriétaires de l’entreprise. Cela dit, internet est principalement utilisé comme support par les revendeurs et pour réserver une montre en ligne. La vente en elle-même par e-commerce ne dépasse cependant pas 10% de nos revenus.»


Eberhard & Co.: Une  place à prendre

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«1887», la première montre d’Eberhard & Co. équipée du calibre maison EB 140.
© DR

Eberhard & Co., fondée à La Chaux-de-Fonds en 1887, a notamment créé le tout premier chronographe à mouvement perpétuel en 1930. La maison affiche un classicisme haut de gamme à l’état pur, tout en y ajoutant un savoir-faire plusieurs fois récompensé, en 2016 encore par le Grand Prix d’horlogerie de Genève. Vivant en Lombardie, au cœur de l’une des régions les plus touchées par le coronavirus, le directeur général, Mario Peserico, a accusé le choc en pleine crise sanitaire, alors même que ses marchés principaux sont l’Italie et l’Espagne.

«Mes proches et moi-même n’avons pas été directement affectés par le Covid-19. J’ai 11 chiens et je sortais tous les jours, se remémore Mario Peserico. Dès que j’ai pu, je suis retourné au bureau à Milan et à Lugano, deux des sites principaux en plus de La Chaux-de-Fonds. Nos points de vente ont rouvert mi-mai en Italie. Mais pendant deux mois, tout était fermé. Le business était proche de zéro. Heureusement, le début d’année a été très bon avec une croissance de plus de 30% par rapport à 2019, cela encore à fin février. En mars, on était toujours dans des chiffres positifs. Mais ensuite, plus rien.»

Stoppée dans son élan. C’est un peu le sentiment que vit la manufacture, qui compte une trentaine de collaborateurs. Elle produit 16 000 montres par an, vendues entre 1500 et 6500 francs. La marque avait ouvert son musée à La Chaux-de-Fonds l’été dernier, dans un bâtiment haussmannien classé au patrimoine de l’Unesco, puis avait lancé en novembre son mouvement EB140, une innovation propre, comme ce fut le cas du Chrono 4 et du modèle 8 Jours, produits iconiques ayant fait l’objet de brevets. «L’EB140 était la première étape pour des développements futurs avec ce mouvement. Le Covid-19 change la donne dans l’immédiat, ne cache pas le CEO. Cet été, nous allons plutôt axer sur des produits d’entrée de gamme, mis à part la collection de 110 pièces pour l’anniversaire des 110 ans d’Alfa Romeo.»

Pour traverser cette tempête, Mario Peserico se veut proactif: «Nous devons prendre des risques, modifier notre timing de présentation de produits et mieux cibler qui sera sur nos marchés cet été. Ce n’est pas si difficile, mais il faudra être plus actif, avoir une présence dans les villes, modifier les vacances horlogères et peut-être sortir une nouvelle montre.» Plusieurs manufactures parlent en effet d’écourter les vacances horlogères, institution existant depuis 1937.

Avec 400 points de vente dans le monde, dont 70% en Europe et 10% en Suisse, Eberhard & Co. se doit de trouver de nouveaux canaux de distribution. La question était déjà dans l’air avant le Covid-19. Elle est devenue encore plus urgente. «Il y a eu une explosion de l’e-commerce dans l’horlogerie pendant la période du confinement, aborde frontalement le dirigeant (dès avril, Patek Philippe a autorisé la vente en ligne de certains modèles, ndlr). Mais ça ne veut pas dire que les gens achètent des montres. Certaines marques ont enregistré des chutes de 70% dans leurs ventes en ligne. Une montre n’est pas un produit de nécessité. Il faut susciter le désir en réagissant très vite sur les réseaux sociaux, informer et communiquer. Pour ce qui est de la vente, à mon sens, elle se fait toujours mieux en boutique, même si cela implique des frais importants.»

D’un naturel combatif, Mario Peserico estime que la reprise prendra du temps. «La crise actuelle est une opportunité pour de petites marques, estime-t-il. Le consommateur est devenu plus humain ces derniers mois et plus sensible aux sociétés à taille humaine. Il est clair que les grands groupes ont une sécurité financière pour affronter le manque à gagner, mais ils doivent aussi composer avec la bourse et sont ainsi plus lents à réagir. Pour les petits qui arrivent à tenir, une place est à prendre.»


Golay Spierer: le  temps des héros

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 Christophe Golay, cofondateur de Golay Spierer. Sa famille est dans l’horlogerie depuis six générations.
© A.Golay

Créer une montre sur mesure, tel est le modèle d’affaires de Golay Spierer, une marque fondée en 2001. La réalisation d’une montre peut parfois prendre dix-huit mois, pour un prix de vente oscillant entre 35 000 et 350 000 francs. Chaque garde-temps est une œuvre d’art unique. Avant la pandémie, le maître horloger de Carouge venait de lancer un concept un brin différent: un cadran incluant un document original photographié, dédié à Napoléon. Une collection capsule appelée Heroïca Tempus.

«Le 13 mars dernier (soit le jour de l’annonce du confinement par le Conseil fédéral, ndlr), je recevais les derniers composants de notre Heroïca Tempus. Nous avions prévu de mener une très grande période de communication. Ça tombait bien, ironise Christophe Golay, le cofondateur de Golay Spierer, dont la famille est dans l’horlogerie depuis six générations. Généralement, nous ne fabriquons pas de montre sans avoir la commande, puisque nous ne faisons que du sur-mesure. Pour ces nouveaux modèles, une vente aux enchères est prévue en octobre.»

Sotheby’s et Phillips sont tous deux intéressés à organiser cette vente. «Cette approche est complètement expérimentale pour nous, poursuit le créateur. Cette vente aux enchères va fixer notre cote.» Trois acquéreurs privés se sont déjà manifestés, crise mondiale ou pas. Des collectionneurs fortunés, voire des spéculateurs, pour qui la question du prix n’est pas une préoccupation essentielle.

Là n’est pas le seul projet de cette microstructure de quatre personnes, entourée d’une vingtaine d’artisans établis dans l’Arc jurassien. Christophe Golay travaille en circuits très courts, évitant ainsi les ruptures d’approvisionnement à l’ère du coronavirus. «J’ai été tout de même touché, par effet boomerang, précise l’ingénieur chimiste de formation. Mes petits fournisseurs suisses ont soudain été submergés de commandes par les grands groupes cherchant à relocaliser leur production. Du coup, n’ayant que de faibles volumes, j’ai dû accepter de prolonger quelques délais.»

Cette latence l’a poussé à concevoir un événement autour de quatre femmes avec lesquelles il collabore: une aquarelliste, une peintre à l’huile, une graveuse et une découpeuse qui magnifient ses cadrans. Il prévoit une exposition cet été avec ces artistes de la région intitulée Les 4 Fantastiques. Une démarche d’esthète qui place la durabilité au centre. Serait-ce là le futur de l’horlogerie?

«J’ai une approche romantique de l’horlogerie. Mes cycles de vente sont très longs. On me découvre et c’est parfois dix ans plus tard qu’une personne s’offre une Golay Spierer. Je ne pense pas que cette voie soit universelle. Certains clients y sont plus sensibles aujourd’hui peut-être. L’idée de créer une montre qui a une durée de vie exceptionnelle, qui existera encore quand je serai mort, flatte aussi sans doute mon orgueil personnel.» Quant à la présente crise que traverse l’horlogerie, Christophe Golay la vit plutôt positivement. «Elle rebat complètement les cartes, estime-t-il. C’est comme si des portes s’ouvraient pour les petits horlogers, car les canaux de distribution traditionnels ont été fermés ou perturbés.»


Une Swiss Watch Week à Lausanne?

Le 16 mars dernier, Rolex, Patek Philippe et Hublot étaient parmi les premières marques à fermer leurs sites de production. Selon WatchPro, cet arrêt forcé représenterait une réduction de 16,4% de la production annuelle de Rolex. Autre impact du Covid-19, les présentations des nouveautés 2020 ont été reportées à plusieurs reprises. Enfin, mi-avril, Rolex, Tudor, Patek Philippe, Chanel et Chopard annonçaient quitter la foire de Bâle pour créer un nouveau salon horloger en février 2021 à Genève. Quant à cette dernière, elle travaillerait sur une Swiss Watch Week, en avril 2021, au Palais de Beaulieu à Lausanne.

Contactées, les grandes marques telles que Patek Philippe, Rolex ou Omega ne souhaitent pas s’exprimer sur la reprise. Du côté de la Fédération horlogère (FH), son président, Jean-Daniel Pasche, émet deux hypothèses de relance dans le Journal du Jura. La première, basée sur une hausse des exportations suisses, reposant sur les Chinois en quête de consommation, le revenge shopping. Le premier jour du déconfinement à Guangzhou, le 10 avril, une seule boutique Hermès avait en effet réalisé 2,7 millions de dollars. La seconde perspective de la FH évoque un démarrage plus lent et un retour à la normale différé. Une vision que partagent davantage d’horlogers en Suisse.

TB
Tiphaine Bühler