Elle nous reçoit dans les locaux encore presque vides de Microsoft, à Wallisellen (ZH). On parle français et, d’emblée, Marianne Janik déplore qu’on y ait de moins en moins recours. «La situation a encore empiré ces derniers temps, c’est dommage. La langue reste un problème en Suisse. Sauf si on opte pour l’anglais.»

Née en Allemagne, à Constance, de mère française et de père allemand, elle a notamment passé un an à l’Université de Genève, où elle siège d’ailleurs au conseil consultatif de ce qui s’appelle désormais la Geneva School of Economics and Management, sous l’égide du professeur Klaus Schwab, le fondateur du World Economic Forum (WEF).

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PME: Quel effet la pandémie a-t-elle sur la numérisation de l’économie et de la société?
Marianne Janik: La crise l’a accélérée, c’est évident. Une bonne partie de la population a désormais une expérience de télétravail et d’enseignement à distance de première main. De notre côté, nous avons été appelés à intervenir comme secouristes, si je puis dire. La plupart des entreprises avaient déjà les outils nécessaires à disposition. Mais elles n’étaient pas préparées à s’en servir de manière optimale. De plus, elles n’avaient pas, pour beaucoup d’entre elles, conscience des problèmes de sécurité qui vont de pair.

Prenons l’exemple des plateformes de visioconférence…
Certaines plateformes vous permettent la visioconférence, mais pas la collaboration et les échanges de documents. Il a donc fallu un temps aux usagers pour choisir les bons outils. La crise nous a tous fait passer par une phase d’apprentissage forcé.

Y compris dans l’enseignement à distance, de l’école primaire à l’université. Quelles sont les premières leçons que vous tirez?
Le plus important, c’est la facilité d’utilisation des outils. Il faut impérativement pouvoir se les approprier de manière intuitive et rapide. On a ainsi vu des universités opter pour certains outils puis revenir en arrière. Ce processus ne fait que commencer. Mais les chiffres sont là: notre plateforme Teams, par exemple, qui était avant la pandémie relativement peu connue, compte aujourd’hui plus de 75 millions d’utilisateurs par jour dans le monde. Au début, bon nombre d’entre eux la trouvaient un peu compliquée parce qu’offrant beaucoup de fonctionnalités différentes. Il a fallu activement accompagner les usagers, en particulier les PME, pour leur faire comprendre ce qui est faisable ou pas.

Teams, Google Meet, Zoom… qui va gagner la bataille?
Il ne va pas y avoir un seul gagnant, heureusement! Les consommateurs individuels, les entreprises ou les administrations doivent disposer d’un vrai choix. Mais pour faire un choix fondé, il faut disposer des connaissances nécessaires. Et comprendre les enjeux. Suivant qu’on est dans l’espace privé ou professionnel, on ne va pas opter pour les mêmes outils.

Microsoft a racheté Skype, devenu presque un nom générique. Et pourtant, il est question de le faire disparaître. Pourquoi?
Skype est en effet très connu et jouit de nombreux fans. Le produit et la marque Skype ne vont pas disparaître du marché. A moyen terme, Skype for Business sera toutefois intégré à Teams mais restera disponible pour les utilisateurs privés.

Face à la transition numérique, les PME seraient désavantagées par rapport aux grandes entreprises. Vrai?
A priori, elles ne se trouvent pas dans une moins bonne position. Grâce au cloud computing, l’informatique en nuage, les services numériques sont désormais abordables pour les PME. Le problème, c’est que la culture numérique n’existe pas forcément dans ces entreprises. Comme si ces technologies étaient réservées à des élites. L’obstacle est donc plutôt psychologique.

Est-ce particulièrement vrai en Suisse?
Nous faisons cette observation dans le monde entier. Bien sûr, il y a des pays plus ouverts que d’autres à l’hébergement externe grâce au cloud. Notamment les pays du Nord, qui sont plus avancés que l’Allemagne et la Suisse, où l’on préfère avoir toutes ses données sous son propre toit. La crise actuelle favorisera sans doute une prise de conscience et un changement de mentalité.

Les entreprises suisses consentent-elles à l’effort de formation continue nécessaire?
Elles pourraient mieux faire. Les hautes écoles sont à la pointe, mais de manière plus générale, les connaissances numériques restent le parent pauvre d’un système de formation considéré par ailleurs comme exemplaire dans le monde entier. La Suisse est donc encore loin d’avoir réalisé son potentiel. Mais je pense que le sujet de la formation au numérique va jouer un rôle croissant dans l’époque post-Covid-19.

Y compris pour les plus âgés?
Pour tout le monde. On ne parlera jamais assez de cet impératif de formation continue. A titre personnel, je nourris cette conviction profonde que chacun a la capacité de se développer indépendamment de son âge, de son sexe, de sa culture… Il faut que les individus prennent le temps de faire cet effort. Il faut surtout que les employeurs jouent le jeu. Nous avons beaucoup travaillé avec les écoles pendant la crise et la manière dont les enseignants ont réagi n’a rien à voir avec l’âge. On a vu de jeunes instituteurs paniquer à l’idée de devoir s’occuper de leurs élèves à distance alors que leurs collègues plus expérimentés, qui ne connaissaient rien au numérique auparavant, s’y sont mis avec succès. Au fond, c’est une question de personnalité. Le courage de se lancer, voilà ce qui fait la différence.

Pour le groupe Microsoft, qui pratique le télétravail depuis longtemps, qu’est-ce qui a changé?
Nous étions habitués au travail à distance… mais à temps partiel. Là, c’était du 100%. Ce que nous avons pu observer chez nous, mais aussi chez nos clients, c’est que le vécu et la productivité des collaborateurs varient énormément d’un individu à l’autre. Certains adorent travailler chez eux, mais la plupart ont besoin de contacts sociaux directs et d’une certaine dose de réglementation. Il n’y a pas de solution unique. La sphère du travail va obéir de plus en plus à des logiques individualisées, dépendantes des cultures d’entreprise et des secteurs d’activité. Nous allons vers un monde qui sera sans doute plus productif et plus agréable à vivre, mais aussi beaucoup plus compliqué à gérer.

L’enjeu est donc plus humain que technologique…
Tout à fait. Nous devons adapter les outils aux besoins des collaborateurs et pas le contraire. C’est la créativité des individus et des entreprises qui est en jeu.

Vous êtes entrée dans le groupe Microsoft il y a neuf ans. Vous avez pris la tête de sa filiale suisse en 2015. Qu’est-ce qui a changé depuis?
L’entreprise s’est profondément transformée. Et je dirais qu’il était temps. Nous avions de très bons produits vendus sous licence, mais qui restaient peu adaptés à la mobilité et à l’avènement du cloud. Avec l’arrivée de notre nouveau CEO, Satya Nadella, il y a six ans, c’est une nouvelle vision qui s’est imposée. Celle de Bill Gates visait, à l’origine, à mettre un PC dans chaque appartement. Il s’est alors agi de transformer nos produits en services.
Microsoft a d’abord manqué le virage internet, puis celui du smartphone.

Aujourd’hui, votre capitalisation boursière est la plus importante du monde devant Amazon, Apple, Google et Facebook. A l’époque où vous être entrée dans l’entreprise, ce n’était pas gagné d’avance. Pourquoi l’avoir rejointe?
J’ai toujours beaucoup travaillé sur la technologie et la notion de systèmes embarqués. Quand j’ai eu les premières discussions avec Microsoft, on m’a bien expliqué que l’entreprise allait changer. Qu’il y avait même une grande urgence à le faire et à retrouver une vision aussi forte que celle des origines. Cette nouvelle stratégie basée sur le cloud n’a pas été évidente à mettre en œuvre. Elle a reposé d’abord sur une écoute attentive des besoins de nos clients et sur la motivation des collaborateurs, qui voulaient retrouver la fierté de travailler pour Microsoft.

On trouve au siège de Wallisellen le portrait de Bill Gates. La présence du fondateur se fait-elle encore sentir dans l’entreprise?
Non, sinon comme fondateur justement. Mais aujourd’hui, on parle surtout de Bill et de Melinda Gates en lien avec leur fondation et leur rôle dans la santé.

Vous dites volontiers que la Suisse est un laboratoire grandeur nature pour Microsoft. Pourquoi?
On trouve dans ce pays des grandes entreprises, des hautes écoles de grande qualité, un tissu très dense de PME et une variété de secteurs économiques absolument fascinante. Dans le monde connecté dans lequel nous vivons, cette diversité est clé. Parce que l’innovation dépend beaucoup de technologies et de méthodes qu’on peut transposer d’une industrie à l’autre, souvent par coïncidence. En cela, la Suisse est un laboratoire dans lequel on fait des expériences applicables ensuite sur le marché mondial.

Vous avez inauguré l’an passé un important centre d’hébergement de données à Zurich et un autre à Genève. Allez-vous continuer à investir en Suisse?
Nous avons des projets d’investissements très importants pour répondre à des demandes indigènes, mais aussi à celles d’entreprises et d’organisations étrangères qui souhaitent héberger leurs données en Suisse.

La formation au numérique va jouer un rôle croissant dans l’époque post-Covid-19.

L’hébergement des données dans le cloud continue de susciter crainte et méfiance…
C’est bien de se méfier. Mais justement, la Suisse, qui rime avec neutralité, sécurité et innovation, a de bonnes cartes à jouer puisqu’on en revient toujours, dans le monde numérique, à la notion de confiance. Cela dit, il est important d’aller au-delà des généralités et de saisir le fonctionnement de ces nouvelles technologies. Le cloud n’est pas juste le cloud… Il y a différentes formes de cloud. Pour les utiliser à bon escient, il faut comprendre leur potentiel, mais aussi les risques éventuels qui vont de pair.

Les GAFAM s’intéressent à la santé, à la mobilité, à la finance, à la formation à distance, à la sécurité… Ce qui nourrit le soupçon d’une surveillance généralisée de nos sociétés par ces grands groupes. Que répondez-vous?
Il faut être précis quand on dit que les GAFAM s’intéressent à ces domaines et ne pas mettre non plus toutes les sociétés dans le même panier. Chez Microsoft, nous avons très rapidement défini que nous étions une société d’ingénieurs qui développe des services informatiques et qui n’a pas vocation à faire commerce des données personnelles.

L’application SwissCovid est sous les feux de la critique, notamment en raison de l’implication de Google, d’Amazon, d’Apple et de Microsoft, au travers de sa plateforme GitHub. A juste titre?
De notre point de vue, c’est une bonne chose que le code source de l’application SwissCovid soit disponible sur GitHub. Cela permet un audit public, qui assure la transparence et la sécurité. Ces dernières semaines ont clairement montré que la technologie – utilisée avec sagesse et dans le respect de la loi – peut nous donner des moyens d’action incroyables. Il est essentiel que la technologie soit toujours utilisée de manière raisonnable et responsable, et non au détriment de valeurs non négociables comme la transparence et la sécurité. Et le respect de la vie privée.

Lors de la FuckUp Night organisée en juin dernier à l’EPFZ, vous êtes revenue sur vos années passées en Allemagne dans une société de conseils financiers particulièrement toxique dans son fonctionnement. Vous avez tiré un enseignement de cet échec: ce qui est essentiel dans votre vie professionnelle, disiez-vous, c’est le sens et la finalité de ce que vous faites…
C’est d’ailleurs une interrogation toujours plus présente chez nos collaborateurs, surtout les plus jeunes. En ce qui me concerne, c’est très simple: ma motivation première, ce qui me fait me lever le matin, consiste à mettre la technologie au service de l’humain et à réfléchir au monde dans lequel nous voulons vivre. Si possible sans dogmatisme.

On parle beaucoup d’intelligence artificielle. Une mode passagère?
On en parle depuis longtemps et elle suscite beaucoup de fantasmes. Il faut donc être très clair sur ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas. On a vu, par exemple, des progrès phénoménaux en matière de traduction automatique, rendus possibles par l’augmentation de la puissance des ordinateurs qui font tourner les algorithmes. Dans le même temps, il y a quantité de tâches pour lesquelles le cerveau humain est imbattable. Et cela pour les décennies à venir. On observe actuellement une croyance naïve dans les pouvoirs illimités de la technologie. La technologie n’est pas toute-puissante. Et c’est bien ainsi! Mieux la comprendre, c’est donc dissiper certaines craintes, mais aussi beaucoup d’espoirs infondés.


Bio express

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 La culture numérique fait parfois défaut dans les PME suisses, estime la dirigeante de Microsoft Suisse.
© M.Kluka
  • 1965 Naissance à Constance (Allemagne).
  • 1991 Entre chez Daimler Benz comme experte en affaires publiques après une thèse en droit.
  • 1993 Directrice marketing et vente du département Electronics d’EADS.
  • 2011 Rejoint le département secteur public de Microsoft Allemagne.
  • 2015 Nommée CEO de Microsoft Suisse.

 

 

Weisses Viereck
Alain Jeannet