La Fontaine a fait l’éloge des vertus économes de la fourmi face à l’insouciance coupable de la cigale. Parmi les villes helvétiques, c’est en plus l’inconstance qui règne. «Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir», assénait le fabuliste en conclusion des Animaux malades de la peste.

Inconstance citadine

Preuves de cette irrégularité presque régulière, Lucerne (1re, avec une note moyenne de 5,88), Schaffhouse (2e, 5,71) et Frauenfeld (3e, 5,68) trustent le podium que Bienne (4e, 5,66) rate d’un cheveu. Or toutes ces cités végétaient sur l’exercice 2018 dans le ventre mou du classement que PME Magazine établit sur la base du Comparatif des finances publiques de l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap).

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Il faut dire que les villes n’ont guère le choix et doivent appliquer le proverbe «Selon ta bourse, gouverne ta bouche». En effet, elles n’ont pas au-dessous d’elles d’autres collectivités sur lesquelles répercuter leurs éventuels excès. Plus proches de la réalité économique que les cantons, elles perçoivent plus vite les répercussions de la conjoncture, bonne ou mauvaise.

«Même si les situations sont fortement contrastées d’une ville à l’autre, leur bonne maîtrise des charges (Indicateur 5) montre que, au cours de l’exercice 2019 sous revue, les cantons se sont généralement abstenus de reporter des charges sur les communes. Toutefois, cette tentation de transférer des charges va sans doute s’accentuer de nouveau en 2020 et plus encore en 2021», commente Nils Soguel, instigateur du comparatif. «Ce sera particulièrement le cas dans les cantons les plus touchés par le recul des revenus fiscaux que va évidemment provoquer la crise du Covid-19», ajoute le professeur de l’Idheap.

Neuchâtel, meilleure ville romande

Au classement final, Neuchâtel s’octroie les lauriers de meilleure ville romande avec un 6e rang et une belle moyenne générale (5,30). Sion (7e, 5,28) se fait ainsi brûler la politesse pour deux misérables centièmes. Proche par le rang, la 9e place de Lausanne est un peu trompeuse. Avec 4,88, la capitale vaudoise est déjà bien loin de ses voisines. Comme en atteste aussi la 12e position de La Chaux-de-Fonds (4,79): dans le milieu du classement, les places sont chères et se jouent souvent à très peu de chose.

En revanche, avec le gruppetto Delémont (15e, 4,47), Genève (16e, 4,44), Fribourg (17e, 4,36) et Berne (18e, 4,33), on s’approche méchamment de la zone dangereuse, surtout au vu de la conjoncture qui prévalait en 2019. Saint-Gall (19e, 4,03) frise carrément le code tandis que Bellinzone (20e, 3,19) plonge dans des profondeurs qui réclameraient de rapides correctifs. La faute notamment à des investissements massifs qui ont fortement creusé le trou de la dette.

Eviter la famine

«Le plus grand des soins, / Ce doit être celui d’éviter la famine», décrète avec pertinence La Fontaine. Pour les collectivités publiques, c’est en priorité de bien couvrir leurs charges (Ind. 1) et de maîtriser leurs dépenses courantes (Ind. 5). Sur ces fondements, elles peuvent faire des investissements appropriés (Ind. 6) en les finançant par leurs propres ressources (Ind. 2), sans recourir à l’emprunt.

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Fabio Bongiovanni, chargé des Finances neuchâteloises, quittera ses fonctions le 31 décembre.
© stefano iori

Dans cette perspective, Neuchâtel (5,30 de moyenne) gère bien ses équilibres budgétaires. Certes, avec un ratio de presque 120%, son compte de fonctionnement (Ind. 1) est très, voire trop largement bénéficiaire. Mais, au vu de la crise survenue, la ville n’a pas forcément mal fait d’engranger quelques provisions pour ne pas se trouver «fort dépourvue, / Quand la bise [du coronavirus] fut venue».

Tout se passe comme si le grand argentier communal, Fabio Bongiovanni (PLR), avait adopté cette réplique implacable et imparable que lance la fourmi à la mouche de la fable: «Adieu; je perds mon temps; laissez-moi travailler: / Ni mon grenier, ni mon armoire, / Ne se remplit à babiller.»

Cet excédent de revenus s’explique par une réduction des dépenses courantes (Ind. 5) et est obtenu malgré une surestimation des recettes fiscales (Ind. 7). Mais ce sont des maux véniels: Neuchâtel paie rubis sur l’ongle ses investissements (Ind. 2) et fournit un effort d’équipement optimal (Ind. 6). Seul vrai souci avant les difficiles exercices à venir, le niveau élevé (presque 130%) de l’endettement brut (Ind. 10).

Sion investit à profusion

Avec une solide moyenne de 5,28, Sion se distingue surtout par des investissements massifs qui représentent presque 14% des dépenses courantes de la commune (Ind. 6). C’est, notamment, que le développement du pôle académique lancé par l’Etat du Valais coûte cher aussi à la capitale cantonale, qui accueille ces nouvelles institutions tertiaires. Corollaire logique, le degré d’autofinancement se réduit (Ind. 2), tout en restant encore présentable. Il aurait peut-être été plus élevé si les revenus fiscaux n’avaient pas été surestimés (Ind. 7).

Le conseiller d’Etat Christophe Darbellay (PDC) et le président de la ville, Philippe Varone (PLR), auraient-ils intégré à leurs plans cette morale de La Fontaine «République prudente et sage / De ses moindres sujets sait tirer quelque usage, / Et connaît les divers talents. / Il n’est rien d’inutile aux personnes de sens»? Attention tout de même, comme à Neuchâtel, la dette brute sédunoise (116%) est élevée (Ind. 10).

Le boulet de la dette lausannoise

A Lausanne, la municipalité affiche une majorité d’indicateurs dans le vert. En revanche, elle connaît deux points rouges plus que sombres, tous deux liés à sa dette. Certes, l’endettement brut (166%) s’est un peu réduit depuis le pic absolu à plus de 200% entre 2003 et 2005 (Ind. 10). Mais il reste toujours excessif.

Pire encore: la dette nette va bientôt crever le plafond des 400% (Ind. 9). En termes concrets, cela signifie qu’il faudrait, pour la rembourser, y consacrer pendant quatre ans l’intégralité des revenus fiscaux de la ville. Fort heureusement, la directrice des Finances, Florence Germond (PS), bénéficie des taux d’intérêt actuellement au plus bas (Ind. 8). C’est pourquoi les intérêts nets ne coûtent que 1,60 franc sur 100 francs d’impôt (Ind.4).

La dette enrhume aussi La Chaux-de-Fonds

La métropole horlogère présente un profil assez similaire à celui de la capitale vaudoise. La Chaux-de-Fonds a, elle aussi, mal à son endettement. Sa dette nette (Ind. 9) est certes moins apocalyptique que celle de Lausanne. Mais à plus de 185%, ce n’est pas glorieux. Surtout que sa dette brute (Ind. 10) va bientôt réclamer deux années complètes de revenus courants pour être éteinte. Souci supplémentaire: la cité du Haut ne couvre pas ses charges (Ind. 1), y compris celles purement comptables (amortissements, etc.).

Pour ces deux villes, il convient sans doute de faire attention: «Le jour où les taux remonteront – s’ils remontent – les collectivités les plus endettées seront celles dont le budget sera le plus largement hypothéqué et dont la capacité à mener leurs politiques sera la plus restreinte», prévient le professeur Soguel.

Toujours des «genevoiseries»

A Delémont, l’endettement, surtout net (Ind. 9), est aussi problématique. En 2019, le chef-lieu jurassien a fourni un effort d’investissement important (Ind. 6). Mais un quart des volumes ainsi engagés n’a pas pu être autofinancé (Ind. 2) et ces emprunts contribuent à accroître la dette (Ind. 3).

Le cas de Genève est – comme toujours – un peu particulier. Vice-championne suisse des villes sur l’exercice 2018, la Cité de Calvin figure cette fois en queue de classement. C’est notamment dû à une explosion des dépenses courantes (Ind. 5). «Il ne faut pas accorder trop d’importance à cette mauvaise performance, nuance le professeur Soguel. Elle reflète un effet arithmétique lié à des opérations sur débiteurs fiscaux douteux, effet qui n’a pas véritablement une composante de dépenses.»

Genève conserve d’ailleurs des fondamentaux solides. Sa dette brute (Ind. 10) est bien sûr importante. Mais son patrimoine financier est très largement supérieur à la dette figurant au passif de son bilan. D’où des chiffres négatifs au niveau de la dette nette (-158%, Ind. 9) et du poids des intérêts (-7,6%, Ind. 4).

Fribourg un peu médiocre

Sans être catastrophique, la situation de Fribourg est un peu partout moyenne, et sous certains aspects médiocre. La ville couvre bien ses charges (Ind. 1) en sous-estimant ses prévisions fiscales (Ind. 7). Elle réalise à tour de bras des investissements (Ind. 8) qu’elle doit financer presque à moitié par l’emprunt (Ind. 2), ce qui conduit à fortement gonfler la dette (Ind. 3). La cité des Zähringen pourrait méditer la morale de la fable Le laboureur et ses enfants: «D’argent, point de caché; mais le père fut sage / De leur montrer avant sa mort / Que le travail est un trésor.»

>> Le tableau des finances publiques des communes


Des villes jouent avec un effet de levier

«En 2019, la plupart des villes n’ont pas eu de peine à couvrir leurs charges (Ind. 1). Même quand elles peinent à le faire, le déficit reste contenu. Couplé à une bonne maîtrise des charges (Ind. 5), cela permet à la plupart des cités de financer leurs investissements sans recourir à l’emprunt (Ind. 2)», résume Nils Soguel.

Le professeur de l’Université de Lausanne pointe tout de même quelques villes qui sont de nouveau en délicatesse avec leur autofinancement: Bellinzone, Berne, Fribourg et Köniz (BE). Avec des valeurs proches ou inférieures à 60%, c’est insuffisant pour la conjoncture de 2019. Pour certaines, la faiblesse de l’autofinancement s’explique par un effort d’investissement élevé. Mais l’excuse ne vaut pas pour Berne, dont la dégringolade inquiète un peu. Car même si la capitale fédérale affiche une dette nette remboursable en moins de trois mois de revenus fiscaux (Ind. 9), elle présente une dette brute de 245% (Ind. 10)…

«Le taux d’intérêt implicite de la dette des villes continue à baisser, constate Nils Soguel. Avec une moyenne de 1,48% (Ind. 8), il est certes le double de celui des cantons (0,74%). Mais on n’a jamais observé un coût si faible depuis la création du comparatif, en 1999. A l’époque, il était trois fois plus élevé (4,33%)», précise le professeur de l’Idheap. «Cela explique que plus de la moitié des villes bénéficient actuellement d’un effet de levier positif de leur activité financière (Ind. 4). En clair: les placements opérés avec leur patrimoine financier leur rapportent davantage que les intérêts passifs à payer sur leur dette. C’est évidemment une situation tout à fait favorable», note encore Nils Soguel.

PB
Par Pierre Ballay