Alors que la finance verte continue d’attirer les investisseurs, sa définition – tout comme sa réglementation – n’est toujours pas précisément établie. Pour répondre à ce flou juridique, l’Union européenne s’est récemment dotée d’un mécanisme de régulation, avec le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), qui impose à la finance durable des obligations homogènes en matière de reporting (soit l’évaluation et la publication des performances écologiques), et du règlement sur la taxonomie, qui liste les activités considérées comme vertes.

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Selon Nathan Sussman, directeur du Swiss Lab for Sustainable Finance, un pôle de recherche sur la finance durable installé au sein de l’IHEID à Genève, «des normes mondiales régissant la finance durable seraient la solution idéale mais ont peu de chances de voir le jour dans un avenir proche». Dans l’intervalle, il faudra «s’en remettre à des règlements de portée nationale ou régionale», comme le SFDR et la taxonomie européenne.

Adoptées en 2022, ces nouvelles réglementations ne font toutefois pas l’unanimité. Cofondateur de l’Observatoire de la finance verte, un think tank basé à Bruxelles, Frédéric Hache pointe du doigt leur laxisme. «La liste des activités vertes proposées inclut l’élevage et les data centers. La logique sous-jacente est de favoriser les acteurs les moins mauvais plutôt que d’inciter à la réduction de la consommation des ressources et de l’énergie.»

La politique européenne en matière de finance verte compte par ailleurs sur les mécanismes de compensation, basés sur l’attribution d’une valeur marchande à des milieux naturels. Il est donc théoriquement possible de détruire un écosystème à condition d’en recréer un à valeur marchande équivalente. Or, «réduire un écosystème à un simple prix est une aberration. Cela permet de détruire des habitats naturels à condition d’en restaurer d’autres, ce qui s’avérera probablement très rentable d’un point de vue financier, mais désastreux sur le plan écologique», prévient-il.

Le mérite d'exister

S’il partage le constat du bilan mitigé de la finance verte, Eric Jondeau, professeur de finance à l’Université de Lausanne, se montre un peu plus optimiste: «Les abus sont certes possibles, mais ils ne passeront pas inaperçus et la société civile pourra faire pression pour les faire cesser. La réglementation européenne manque sans doute d’ambition, mais elle a le mérite d’exister», estime le chercheur lausannois. En Suisse, aucune législation n’est à l’ordre du jour. «Notre tradition politique privilégie le dialogue plutôt que la réglementation, rappelle Sandrine Salerno, directrice de l’association Sustainable Finance Geneva. Le récent rejet par le peuple de la loi CO2 montre bien qu’on ne peut pas se reposer uniquement sur la politique. Il faut aussi agir par d’autres moyens.»

Quels sont les critères permettant d’établir l’éco-compatibilité d’un produit financier? Jusqu’en 2020, la Chine considérait comme «vertes» les obligations servant à financer des centrales à charbon équipées d’une technologie réduisant la toxicité des fumées (mais pas leur teneur en CO2). En 2019, le transporteur maritime de pétrole brut Teekay est parvenu à lever près de 125 millions de dollars par le biais de financements verts dans l’objectif de développer des moteurs plus efficients pour ses pétroliers. En Suisse, la RTS révélait en avril 2022 que la banque genevoise Lombard Odier avait souscrit à une obligation verte au Moyen Orient auprès d'une société qui avait notamment financé la construction d’une station de ski en intérieur en plein désert égyptien.

Ces exemples soulèvent la question de la définition même de la finance verte. En l’absence d’encadrement juridique adéquat, les investisseurs peuvent se tourner vers des agences de notation spécialisées dans la labellisation responsable, comme la néerlandaise Sustainalytics ou les américaines MSCI, Moody’s et Standard and Poor’s. Cependant, les critères utilisés pour labelliser les produits financiers varient considérablement d’une agence à l’autre, comme l’a montré une étude du MIT et de l’Université de Zurich publiée en 2022. «Non seulement les critères sont hétérogènes, mais certains d’entre eux sont aujourd’hui dépassés, explique le professeur Eric Jondeau. Pour obtenir un score honorable auprès d’une agence de notation, une entreprise peut se contenter de remplir des critères de transparence.»

Une gigantesque entreprise de greenwashing?

Malgré l’engouement des milieux financiers pour les investissements responsables (lire encadré), la dégradation de l’environnement ne faiblit pas. Alors que certains appellent à la patience et tablent sur des effets concrets à plus long terme, d’autres se montrent sceptiques quant à la capacité même de la finance verte, dans sa forme actuelle, à catalyser les changements nécessaires à la transition énergétique, l’accusant même de n’être qu’une gigantesque entreprise de greenwashing. «La finance verte repose sur le postulat que l’on peut parvenir à une croissance économique inoffensive, voire bénéfique pour l’environnement, mais il n’existe aucun argument scientifique en ce sens.» Guillaume Carbou, enseignant-chercheur à l’Université de Bordeaux et spécialiste d’écologie politique, a coécrit Greenwashing: manuel pour dépolluer le débat public (Ed. du Seuil, 2022). Pour lui, le problème de la finance verte repose sur le principe même de croissance écologique.

«Les investissements dans les technologies vertes, comme les énergies renouvelables, sont certes louables mais ne suffiront pas, car les solutions ne seront pas déployées à temps.» Il faut selon lui repenser totalement les modes de production. «La finance verte telle qu’on la conçoit aujourd’hui est problématique parce qu’elle permet de se convaincre qu’aucune remise en question de notre modèle économique n’est nécessaire, mais pas de mettre en œuvre des solutions concrètes et efficaces.»

Se tourner vers les secteurs les moins polluants

Comment alors, en tant qu’épargnant ou investisseur, placer son argent sans risquer de financer malgré soi des activités polluantes? Pour Nathan Sussman du Swiss Lab for Sustainable Finance, «tant que les fonds sont utilisés pour financer la transition vers la neutralité carbone, ils ont un effet positif. Le défi est de s’assurer que c’est effectivement le cas.» Le directeur conseille donc de privilégier les entités publiant des rapports réguliers sur les bénéfices environnementaux qu’ils engendrent. «Le meilleur exemple est celui des obligations émises par des municipalités ou des agences de financement local, comme la suédoise Kommuninvest, qui publie chaque année le nombre de tonnes de CO2 évitées par somme d’argent investie en détaillant avec précision les secteurs concernés: énergie renouvelable, gestion des déchets, etc.»

Guillaume Carbou appelle quant à lui à se tourner vers les secteurs les moins polluants «qui ont cruellement besoin d’argent, comme des projets d’énergie éolienne, de réaménagement urbain, mais aussi de soutien aux commerçants locaux». Un avis partagé par Frédéric Hache: «Quelqu’un qui souhaite avoir un impact réel devrait privilégier les circuits courts. Il faut aussi s’assurer que les activités financées sont conformes aux propositions du GIEC, à savoir tout ce qui tend vers une réduction de la demande énergétique et l’abandon des énergies carbonées.»


La finance durable sur la scène suisse

Avec près de 2000 milliards de francs investis à l’échelle nationale en 2021, la finance durable, qui englobe la finance verte mais aussi la finance à responsabilité sociale et de gouvernance, s’impose sur le devant de la scène financière suisse. Le volume des investissements durables y a été multiplié par 50 en dix ans, d’après la dernière étude de marché réalisée par la faîtière Swiss Sustainable Finance et l’Université de Zurich. «Alors qu’elle était encore un marché de niche il y a quelques années, la finance durable est en passe de devenir la norme», constate Sandrine Salerno.

A l’échelle mondiale, le volume des investissements durables s’élevait à 35 000 milliards de dollars en 2020 et près de 36% des actifs sous gestion étaient estampillés durables, selon le dernier rapport annuel de Global Sustainable Investment Alliance (GSIA). A elles seules, les émissions d’obligations vertes ont mobilisé quelque 460 milliards de dollars en 2021, soit près de dix fois plus qu’en 2016.

 

Carré blanc
Julien Crevoisier